mardi 18 décembre 2012

29/05/1995 à Toi




A toi,
une correspondance impromptue. Ce jour, au clavier de cet ordinateur, le regard oscillant de l’écran à la fenêtre voisine en quête d’horizon, d’un espace à cette géométrie intérieure désordonnée. Les strato-cumulus de décembre composent des figures guerrières et le vent d’Ouest de cette fin de journée promet une issue dans le rose et le bleu. Je suis encore loin du mot fin et tout ce recueil de nouvelles tourne depuis le début autour de la fin. Un au de-là de la formule.
J’ai tu l’entreprise. Ecrire demeurait un verbe hypothéqué par une dette indicible. Je déambulais. Sur des carnets, un clavier, dans un mouvement somnambule et mon corps décalquait des traces fossiles sédimentées par la plainte. L’exercice solitaire et mineur dégageait de la veine ténue des moraines hermétiques, plus que des maux.
C’était un temps de glaciation, un temps cryogéne.
Je t’envoie ce message de cette nébuleuse * “MORITURUS” où mes interrogations gravitent depuis près de trois ans. Une lettre comme un murmure intérieur, un clapotis dans la nappe phréatique, flux timide et vital qui se moque des pourquoi et trace son chemin jusqu’à toi, jusqu’à tes yeux, ton esprit : “i shin den shin” ; de ton âme à mon âme dit la sagesse japonaise. L’énoncé qui advient, émerge par réfraction à ton regard alerte et neuf et me méne un peu plus loin dans cette quête incertaine de l’écriture et de ma vie.
Il est temps.
D’autres histoires commencent par “il était une fois”. Dans ma narration, le présent s’impose par effraction sur ce temps de glace plus que sur un passé. Il balise des voies qui passe outre : des tombes.
Avant de n’être...
Je poursuis
vingt six lettres pour donner vie.
Battent en choeur.
Une ligne mélodique qui cherche sa pulsation, ce rythme un peu nonchalant, saccadé. Et un espacement-temps pour goutter à nouveau, vérifier une existence. Quand la vie n’est pas donnée...
Là , franchissement.
Je regarde le ciel et sa texture changeante, unique viatique de ma concentration. Sur lui, je projette. Et miroite tout. Et les mots. Ceux que je cherche. Je les lis dans ce ciel azuréen et couvert et mes mains sur le clavier retranscrivent leur écho : cris d’un vol hivernal de mouettes à l’intérieur des terres. L’auspice hallucine. De toute son ironie. Il étincelle sur ces écrits aveugles du sein d’anciens orages. Souvent je ne vois rien. Défilent-ils en horde ou …? Cette fois ils tournoient de leur vol cardinal dans mon champ visuel. L’une porte “PARTIR”, l’autre “FUIR”, une troisième “CHOISIR”, la quatrième “AIMER” et ces formes nominales du verbe découvrent à chacune, un visage. Visage et Verbe liés en Vol.
L’allégorie comme un sésame tourne sans peine et sans clé. Elle travaille l’espace intérieur et le libellé se délie à chaque consonance. Ce qu’elle professe, ne s’entend pas forcément. J’ai sur les mots une écoute de Cassandre “amusée” pour avoir prêté l’oreille aux mots. Concaténation pour se libérer de ses oripeaux. Je garde de mon temps à genoux, un goût immature pour le lyrisme religieux, la mythologie, les contines. Il alluvionne ma mémoire, abreuve mes sens. Il capte une énergie rémanente qui assemble mon être sous l’éclipse d’anciennes croyances. Et le sérieux du propos entreprend des chemins buissonniers pour faire ses classes. Digressions salutaires où se faufile un souffle. Je croyais poursuivre des histoires. S’imposaient des visages sillonnant mon corps en friche. Syllabe après syllabe, je retournais vers eux. Le soc des mots entamait l’enfoui, décomposait les souvenirs. Je résistais. Mon corps traversé de brûlures s’arc boutait sur des visions. Plus je regardais les mots plus je percevais le puisé, le refoulé. Il y a ceux que je cherche et ce que je cherche et la différence des deux lettres pointe le rébus de trois autres dont je n’avais su que faire.
Face au don. Interdit, j’avais été.
Et chaque constat opérait un k-o, une remise à zéro, retour à la case “campo santo”, cette entrée dans la vie par l’EXIT dont le sceau silencieux scellait l’intrusion de la troisième consonne dans la “v.i.e.”. Une lourde pierre pelliculée de larmes à l’L rabotée, comme tombée du ciel, trop lourde pour être prise.
Et mon esprit comblait sa frayeur de ses parades RANTANPLAN, constructions hâtives et nécessaires, diluant l’indélébile dans des arrangements de circonstances, cautère sur le bois quand : l’hallali.
Ainsi me lie-je au réel.
Dit-version : “-campo santo-”
Ouvrir les yeux. Champ ceint. Cyprès. Christ en croix crucifié à l’infini du regard. Image disséminée dans la mémoire précoce. Litanie pour légende : -”Sa vie donnée pour..., <>. Dans ce précarré de la culpabilité, pesanteur du silence. Nel pomeriggio, juste après le zénith, elle allait pleurer devant le caveau familial : Pietro. Rectitudes des allées, l’inexorable aligné. Architecture de la plainte. Fleurs en vase. Coupées. le jardin des fleurs coupées. Et le visage “Kyrie Eleisson” de grand mère réclamant sa délivrance : “voglio morire”. J’étais sans volonté. Je recueillais les mots et les fleurs putrescentes que j’allais jeter au bout de l’allée, le temps que séchent les larmes. Chaque pas lestait mes pourquoi de l’écho érosif et me faisait absent parmi les absents. S’épelait le dimanche. Seppellire. Se recouvraient aussi mon origine et ma langue.
Lapidaire. Tout est dit. L’esprit médusé ripe sur cet univers de marbre, de secrets murés, de corps en peine, de corps en représentation dans le périmètre des exutoires. Mon profil de Vesta, gardienne du feu, gardienne des larmes. Feu la vie. était ce aussi limpide?
La généalogie de mes manques se rit de mon intellect.




A rebours, ce n’était qu’un conte. Il m’endormait. Avec la peur, cette peur que portent les mots, que l’on appelle -sens-. Et le credo de la nonna m’entrainait dans le labyrinthe de l’inommé. Mon esprit simple inventait un jeu de cache -cache entre les tombes dans une singulière improvisation : pour en sortir. “Voglio morire, voglio morire” entonnais je à tue tête, qui devenait mon hymne à la joie quand grand-mère entrait dans la danse. Ses bras battaient l’air à contre courant de ma fuite avec une vigueur inversement proportionnelle au murmure insistant -”zitto, staï zitto”. son corps , cep de vigne enraciné à sa terre offrait une ombre agitée sur le marbre fleuri. Je cultivais cette colére qui me faisait à chaque fois exulter, gommant un instant le chant de la plainte dont les paroles m’échappaient.
Enfant déjà, j’étais très vieux et sans sagesse. J’attendais. J’étais dans le temps de l’attente. Un non-lieu en forme d’innocence : d’ingénuité. “Attends-là!”, souvent j’attendais, le portail franchi devant deux grands cyprés et les premières tombes. et mon regard s’opacifiait sur la réalité. L’esprit du cimetière officiait ; le silence entre sanglots et brise des arbres, les senteurs âcres des fleurs fanées parcheminaient ma peau d’un devoir de patience. J’attendais fixant de grosses pierres gravées dont le tracé de chaque lettre gardait ses secrets qu’entrouvrait parfois la voix traînante de grand-mère : -à notre soeur bien aimée, -à notre époux fidèle- et qui sitôt s’évaporaient. Mes yeux suivaient son regard, le scrupuleux cheminement de tombe en tombe
et ce dialogue secret qui se détachait de ses lèvres. Deux mots, deux mots la rappelaient de caveau en caveau, lui murmurant une promesse. Elle se penchait chaque fois sur la tombe, retouchant l’asymétrie des vases, arrachant des brins d’herbe, aux aguets comme pour surprendre chaque syllabe; Ils étaient là, toujours là et grand-mère acquiesçait de la tête à leur impératif, se redressait sans les quitter des yeux et dans l’espace de ce mouvement, la promesse devenait certitude. Sa main gantée d’un mouchoir pouvait effacer la marque de ses dernières larmes. Elle se retournait et ses lèvres livraient la conviction muette qui emportait son regard sur l’étendue silencieuse. Elle pivotait comme la petite aiguille d’un cadran de montre. Et ses yeux retrouvaient le marbre familial. Les larmes se reformaient à ses paupières, noyant sa certitude. Et le flot des affres la repoussait à la recherche de l’englouti.
J’attendais, gravillon parmi les gravillons, indifférent aux murmures des autres visiteurs, conquis par l’immobilité jusqu’à ce que son visage, de mon regard s’approche et me retrouve. C’était un instant de bonheur. Mon esprit ignorait ce mot, mais il aurait nommé ainsi sa présence. Des pensées qui avaient accompagné son périple entre quête et oubli me revenaient. Je mimais le poisson rouge, ses yeux se plissaient : “mi prend’in giro birbone”, sa main m’attirait contre sa blouse noire, mon regard se perdait dans le ciel cherchant quelque oiseau. Je fermais les yeux pour effacer l’autre vision. Ses bras m’enserraient de toute leur vigueur contre son corps hoquetant de nouveaux sanglots. L’étau se relâchait et se resserrait articulant sa lancinante confidence ; “un’giorno sapraï”.
Le message fondait. Glace et plomb dans mon entendement, scandé par l’emprise. Je dégageais ma tête. Ses larmes noyaient ma crainte. Je tendais un mouchoir qu’elle portait à son visage et s’imprimait toute ma confusion. Nous faisions quelques pas jusqu’à ce qu’elle donne le signe du départ en portant la main à son front avant l’immuable génuflexion. Nous retournions vers le lieu sans repos. Dans le ciel, il n’y avait pas d’oiseaux.
Attendrissant!
Ne suis jamais sorti du campo-santo. Mon esprit s’est soumis à cet espace hors du monde. Chétif, couard, pétrifié par le credo monocorde, maudissant la vie, ce credo réclamant la mort. Epouvanté! -Voulai être épargné- et la peur, tuteur sans visage me glissa dans une posture d’absence, d’exil, dans ce no man’s land où il était écrit une invitation : “ici repose”. Présent définitif. Le temps familier livrait mon corps à une nonchalance gourde, épuisante et comique.
Grand-mère repose avec son secret : antinomie. Nous avons marché côte à côte jusqu’au bord de “Lethé”. Je remplissais le verre de rhum, au verset “mi devi la vita” et j’écoutais “stabat mater” devant ses fantômes. J’avais été préparé. Sa plainte emplissait ma mémoire de son poison familier et la fin n’était pas de m’immuniser. Grand mère repose. Son silence pour linceul. N’étais pas préparé. Seulement ébloui par trop de lumière. Et l’oubli comme une eau de vie salutaire irriguait mes pas faussement hésitant vers la crédulité. “Sei un’ Tosello” disait-elle devant la tombe. Les mots cheminaient de ses mains à mes avant-bras, montaient jusqu’à mes tempes, cadencés comme une escouade invincible. Je souriais. Ma reddition. Ainsi livrait-elle bataille et je n’étais que terrain de campagne.




Grand-mère repose. A mes avant-bras sa dernière supplique. Restais sans voix. Pèrenne incompréhension. Ses doigts labouraient ma peau pour raviver semences enfouis, appelaient mon regard pour y guetter “le déposé”. Hagarde, lèvres au bord de l’aveu et mon silence comme un dédit de la dette ouvrait son chemin sans retour. Grand-mère repose. Fut accompagnée-à sa dernière demeure”, cinquième place dans la sépulture. La cérémonie avait duré un quart de siècle et j’étais sans âge dans un monologue aride, bouclé sur le non-dit.
J’ai oublié.
L’ivresse m’a porté loin du havre menteur. Je n’allais plus au cimetière. L’eau de vie charrie de méandre en méandre le démenti. Erodé, roulé. Dans le delta, l’homme lige di lignage est saisi. Atterré : “ô ces ans”. Son nom, E.T Légion claque comme un pavillon jaune au mât de la galère : -ancienne mythologie. La vindicte dissémine au présent antérieur une haine de lui-même, de tous les instants. Le passé composait une trame criante, inouïe. Imparfait : il n’entendait pas. La scansion suture la blessure. Cherchai la ville / Ur : sans rire, ignorant l’Abraham. Rébus de l’être. Arrivé au port, il s’effondra à deux pas de la porte.
-Mais ceci était une autre histoire.-
Ma vie comme un hiatus : “il alla à Paris” (c.q.f.d, petit Larousse 1992, p503) bien de années après. La minceur du fait en filet s’écoule. Les mots se dérobent et laissent à nu. L’humour défectueux. Ficelé dans des locutions de circonstances : -dans les miroirs mon image me glace-. Le mental momifié dans ce voile sciemment jeté, le mental irradié de ces regards qui se délectent de votre ignorance, le mental saturé d’un insensé pourquoi étire son impasse en dièse irae.
L’écrin de l’anathème en forme de raison d’être se referme.
Vinrent les mots, sourd contrepoint au silence. Abrupts, imprécis, profilés de la plainte, profilés de la peur, tourbillons saumâtres cherchant le large sur l’écran-page. Prirent place dans la mémoire. S’alignèrent dans une chronologie approximative, essaimant à fleur de peau un bourdonnement polysémique dont je ne retenais qu’une bienfaisante vibration me disant ma chance.
Je poursuivais. Le récit s’enhardissait élaguant le non-dit. J’étais surpris. La vie me souriait, très tôt elle m’avait souri. Au parage de celui qui va mourir. Restais sans voie. Le flux des mots écumait l’imposture des souvenirs expiatoires. -La vie était venue à moi-. Hardie assertion que mon corps-poulpe convertissait à intervalle régulier en encre rouge. Et mon esprit traduisait: “tu es vivant”. La sonorité des mots ne confortait que mes penchants d’éternelle victime. Ma carapace affaiblie par l’hémorragie devenait perméable à des désirs de steak tartare. Je savourais le paradoxe de la viande froide et épicée, décorée de son oeuf lové dans le décolleté de la coquille. Jusqu’à l’écoeurement. Les mots mènent aussi à bout. Devins secret, cruel, injuste envers ceux qui me tendaient la main. Devins ce que j’exécrais. Devins ce que j’étais.
Je tais tout.
M’effondrais, corps à l’horizontale sur un divan, léger, si léger.. J’avais 40 ans. -Has been- sans avoir été. Mon être dinosaure se désagrégeait dans des feulements récriminateurs, vains et nécessaire qu’écoutait un homme prénommé Paul. Il était psychiatre. La dénomination inscrite sur la plaque en laiton de la porte de son cabinet éveillait une idée de “port-salut”après l’errance. “I was ill”. L’évidence du mal être sans nom pour moi s’appuyait sur ces consonances étrangères et offrait à ce statut de malade, le point d’ancrage momentané et intense où ma pensée défiait son principe de subsistance. Sortais épuisé de chaque séance. Euphorique ou brisé, rattrapé par l’oubli et mon corps réclamait la fuite, la translation radicale, qui se limitait à des courses aller-retour entre deux arrondissements. Essoufflé, courbaturé, les articulations endolories, les poumons-terre brulée, mon corps cherchait un passage et livrait un check up édifiant sur ses rigidités. J’apposais le mot folie à cet état. Ce condensé de mes frayeurs donnait à mon regard une acuité intérieure qui érodait tout azimut. Les mots délétères s”amoncelaient, marne inconsistante, malléable ou friable sur le divan.
Paul assistait. Sa longue silhouette, debout ou assise, formait des arabesques interrogatives et rassurantes. la fragilité qu’il témoignait n’était peut être que la mienne? Le doute me travaillait. Devais rester sur le qui-vive! Les séances se succédaient, les semaines passaient, je guerroyais dans l’abstrait et mes anges me guidaient noir sur blanc vers des rives jamais atteintes. Ils étaient morts. Ils étaient là dans mon esprit esquissant leur invitation à la danse, à la vie, par petites touches. Leurs préceptes me brusquaient comme leur vie m’avait secoué. “Ne te mens pas, ne bidonnes pas, ne renonces pas, ne t’esquives pas”. Les paroles subliminales dardaient X -RAYS sur mes compromis, mes hésitations, mes indécisions.. Lazare : restais sourd. Ma bouche ne s’ouvrait que lorsque mon corps retrouvait le divan. S’échappaient des borborygmes valétudinaires. Et Paul écoutait, conférant à mon chaos un baptême inattendu. L’immersion donnait à ma voix des tonalités caverneuses. La distorsion pointait l’abîme entre porter plainte et penser. Vertige assuré. Griffonnais sur un papier “qu’est ce donc qu’être un homme” peaufinant le point d’interrogation comme un ultime dépouillement. Le message précieux en poche ne me quittait plus.
Ce jour où je t’écris, je sais que je vais mourir. Singulière formulation d’une bonne nouvelle. Les mots ainsi me viennent pour exprimer le présent. Dans ce temps si impalpable à mon être en résistance dans le cimetière de sa pensée. Je sors d’un confinement, porté par des mots comme un souffle gonflant la voile. Des mots que je fais miens et qui signent déjà d’autres épreuves. Des mots qui m’emportent et chavirent craintes et alibis si ancrés.
Je suis vivant, j’écris. L’attestation cingle la page comme un manifeste. Elle inaugure ce que j’ignore dans cette tension d’un agir impérieux pour s’éloigner d’hier. Sur cet esquif, mes sens s’activent, surpris de l’acceptation. La transition opère du verbe au corps son tempo. Je m’accorde.
Nous sommes le 30 avril 1995, ta naissance remonte à quelques heures, je relis une chronologie du temps d’avant.





2 septembre 1994
je te tutoie dans ce mouvement joyeux des doigts sur un clavier, tu existes dans mon esprit et en processus dans le corps de Severine. Les mots pour parler de toi qui est encore loin d’être toi demeureront ici imprécis. Le dialogue entre nous viendra plus tard mais la magie des mots permet de commencer dès à présent à t’informer sur tout ce que tu vas découvrir.
Par exemple, ce jour, Séverine et toi avaient pris l’avion vers Madrid et je tape le début de cet écrit d’un sixième étage d’un immeuble parisien dans le XVIII arrondissement. Tu vas naître dans neuf mois et tu liras tout cela des années plus tard et tu riras de cette démarche comme je ris de joie, pensant à toi, à Séverine que je ne connaissais pas six mois plus tôt.
Je me suis décidé à t’écrire pour apprécier ce temps nouveau, offert avec ta venue. Et cette correspondance aléatoire mue par le plaisir met mes sens à l’ouvrage.
Dans ce prisme ma perception porte le faire.
Je sors d’un bannissement après 42 ans. Ne suis guère avancé. Profil bas. Mais sentir le plaisir irriguer mon être m’enchante.
Avec ces mots, je viens à ta rencontre, j’imagine ton regard, j’imagine ta surprise les lisant, j’imagine ton ironie, ta critique et j’ai suffisamment de joie en moi pour prendre tout.

4 septembre 1994, dimanche
je date les incursions sur ce fichier mais tu te rendras compte que la chronologie de ce qui suivra restera en désordre. une des raisons est que la plupart des protagonistes que tu rencontreras me sont actuellement inconnus ou n’imaginent pas ta venue. Je date aussi pour moi-même tant ce qui est au départ un monologue décousu et spontané cherche aussi sa voie. Je deviens plus attentif à ce qui m’entoure, à ceux que je côtoie, projetant ta faim de découvertes et tes futurs pourquoi. Des mots reviendront souvent avec lesquels tu te familiariseras car si nous utilisons un langage commun, notre expérience, nos sens les charges de nuances. Exprimer que t’écrire est un peu “fou” peut être entendu au sens de surprenant, extravagant, déraisonnable. La démarche me surprend et m’incite à anticiper cette relation qui advient. Son premier effet secoue la banalisation, l’assoupissement de ma perception. Je pense à ta naissance, à cette irruption et ce monde se met en question. Je pense à ta surprise, à ce sentiment si particulier de découvrir, les objets, des gens, ton propre corps dans ce statut en relation. Le moment où tu te dresseras, où tu diras ton premier “je”, ces temps détonateurs de ton envol irrémédiable. A ces moments, j’apprécie combien certaines fois il faut se montrer déraisonnable tant mesure et raison seraient castratrices de ce rendez-vous avec l’être dont l’existence inimaginée suscite déjà ma jubilation.

7 septembre


Séverine a du rentrer de Madrid et toi qui n’est pas encore toi : id/aime.
Je mêle parfois des langues qui m’enchantent. Il me faut des sons et des rythmes hybrides pour écrire et puiser au souvenir d’une tradition orale qui m’a bercé.
Souvent je te parlerai d’elle tant si souvent je lui écris de solennelles invocations, étonné de sa présence. Et tu prendras les mots qui te sont nécessaire pour inscrire ton propre regard sur elle, qui devient ta mère et sur toi : sur moi aussi.
Là, je la regarde à l’intérieur de moi, à un millier de kilomètres d’où elle se trouve en ce moment même. Et savoir son existence m’apaise. Et l’éloignement comme un poids m’étouffe. Je cherche du souffle dans des mots. L’assertion défie l’illusoire de la proposition sans se préoccuper de la blessure du manque.
Je regarde l’inattendu. Sans E : plus qu’un qualificatif. Elle est l’inattendu, comme un messi/mais si advenu. Une enfant au fond joyeux, un esprit au combat, une femme dans toute sa sensualité. Elle te surprendra aussi, sicuro et tu en riras. Je n’hésite pas à marteler ce verbe “surprendre” si agréable et si essentiel.

25 septembre 94
De retour à Paris après bref séjour à Saint Blaise auprès de Séverine.
De plus en plus je ressens combien écrire marque ma rupture avec mon monde ANTE. Mes pensées embryonnaires cherchent sur le support écran l’épreuve de leur existence. Je pense à toi sans écrire toujours et quand j’écris je dépose les mots qui déjà nous relient et ces deux mouvements me sont nécessaire pour savourer ce qui advient et c’est toi qui advient.. Je ne suis pas un pédagogue ; mes propos n’ont pas pour finalité de t’enseigner les arcanes de la vie. Je sème voyelles et consonnes comme autant de pétales de mille fleurs pour te souhaiter la bienvenue et tu humeras, tu danseras comme l’on danse de joie ou pour atteindre cet état de conscience unifiée, pour combattre.

le même jour au soir :


Celui que je suis.
Cela peut s’entendre aussi du verbe suivre!
J’aurai 43 ans à ta naissance et je commence avec toi la troisième séquence d’une vie “queer” : <>. J’aime bien ce mot. Tu remarqueras que les gens sont tentés de se définir ou de cataloguer autrui par le métier ou la préférence sexuelle. Ce n’est pourtant là qu’une annotation partielle de leur être, de leur relation aux autres, rôles parmi d’autres rôles, masque sur tant de masques. C’est probablement la difficulté à se définir à parler de soi ouvertement, à dessiner les contours de cette fameuse identité.
Je n’ai jamais réduit mon être à un faire, à un métier. J’ai toujours privilégié les êtres, leur rencontre. L’urgence d’un partage : être auprès. Quant à la préférence sexuelle : c’est aimer (même mal) qui guide mes pas. J’ai aimé des garçons et surtout des filles et le mot traduit des élans toujours singuliers. Pour cette raison et pour d’autres sur lesquelles je reviendrais, j’utilise le mot <> pour illustrer mon rapport à l’existence. Dans mon mental, ce mot fonctionne comme un questionnement dans ce qui trame l’imprécis de l’existence, du processus de nos engagements, de nos engouements. Je te livre du parcellaire, de l’indéfini, fil multibrins de ces années qui me lient et me délient. Je m’attache à des mots. Dans ce qu’ils révèlent et dans ce qu’ils masquent. Ils sont matière. “Virus” pense l’écrivain américain William Burroughs. Ton existence procède d’un groupe de mots, flashes, coups de semonce.
“Je deviens une femme”. D’entendre Séverine les prononcer, le visage radieux, illuminé, surpris de leur écho a changé mon existence. Intellectuellement, psychiquement, amoureusement et l’amour est un trait de la connaissance. Je n’avais jamais ouï l’affirmation dans la bouche d’une femme, peut être par inattention tant chaque être formule à sa manière cette quête d’un devenir.
Et la séduction de ce dire m’incita dans l’urgence à la connaître, à l’approcher à l’écouter : observer une femme advenir;
Mon esprit, graine ingénue dans sa promptitude à cultiver l’attente guettait la spore qui féconderait. Disposition étrange à ne pas forcément reproduire.
Les mots composent parfois d’imprévisible bouquet.
J’étais à une table de restaurant face à la mer. Ma main nerveusement jouait avec une enveloppe dont le contenu attestait d’une nuit sans sommeil et Séverine parlait d’u voyage aux Seychelles , les paysages en surimpression dans son esprit livraient leurs couleurs de paradis que le roulis de la mer sur les galets, si proche à mes oreilles, agrémentait. Et bourdonnait dans mon esprit cet ex comptoir des Indes depuis toujours à l’horizon de ma curiosité partagée entre ces îles et la côte Malabar. Sa voix doucement poursuivit le voyage vers l’univers blanc de la désolation : grossesse...spina bifida non diagnostiqué....mort-né, les tympans assourdis, tout mon être semblait appelé à se retirer. Ma main sur l’enveloppe tentait de masquer sa confusion sur son obscénité. Je l’avais trop vite avancée déjà dans le chapitre jouissance. Je m’en mordais les doigts. Ou plutôt ces derniers s’employaient à escamoter le message en retournant la face qui indiquait le prénom de la destinatrice. La sonorité de deux syllabes intrinsèquement mêlées me dissocièrent un peu plus. Leur consonance me projetait dans une sphère cinéphilique qui me laissait muet. Je fais un effort. “A quel film de Mae West, pensiez vous?” - “Aucun, Mahé est le nom de l’île” ponctua la narratrice. Ma main avança l’enveloppe comme libérée. “Avec un H”, la locution coulait en moi comme une libation, je laissais ses yeux découvrir l’orthographe de l’émetteur au dos de l’enveloppe. Demeurant en apnée dans ce périgée à ma singulière identité, je renvoyais illico quarante deux ans d’imagination au clou et projetais les milles nuits à venir que le sésame invitait : sans le moindre doute sur l’appel et le sens..
Il ne me restait plus que quelques heures avant mon retour à Paris pour la convaincre de l’idylle incontournable.
Le souffle de Shéhérazade fit le reste.
Je t’écris cela réfléchissant à ma future première rencontre avec ceux qui vont être tes grands-parents maternels. Nous ne nous connaissons pas, ils ont souhaité merencontrer et pour moi ce geste est louable. Je ne présume pas de ce face à face, je devine qu’ils sauront t’accueillir et prendre leur place dans ta mémoire, transmettre cette part d’eux que tu sauras saisir. Pour cela, ils ont déjà mon respect.

3 octobre 1994
tu les prénommeras Nadine et Gérard. Ils se sont présentés plus solennellement : “Monsieur et madame de Sainte Foy”. Nous avions rendez-vous dans les salons du Novotel de Versailles et mon regard sur l’architecture de l’endroit cherche des pistes dans le mental de celui qui choisit un lieu plutôt qu’un autre. L’endroit aseptisé dans cet environnement de boulevards simili haussmaniens, larges lignes de fuite distillait tous les artifices d’une modernité surtout empressée de boucler des affaires. Et le monument aux morts balisant un rond-point voisin codait d’un lapsus kitsch ce périmètre historique.
Ils se sont avancés souriant, Nadine devançant Gérard. j’avais un bouquet de fleur de lys in mémoriam à cette particule sexy de sainte Foy et je me suis mis à bredouiller une phrase incompréhensible. Nadine souriait toujours et je ne cherchais qu’à oublier mon improvisation trop préparée. Nadine a lancé la discussion. J’observais son visage, les circonvolutions de trois chaînes dorées à son cou. J’écoutais la scansion déterminée-je-n’irai-pas-par-quatre-chemins, j’avais devant moi la mère de ta mère et je mesurais l’enrichissement du rôle dans la panoplie de Séverine (et tout cela tu devras le découvrir par toi-même à partir de ta propre expérience). Souvent dans une discussion, les personnes parlent d’un même sujet mais à des niveaux d’implications différents. Si on ne fait pas attention, on contribue à des faux débats, des quiproquos, des frictions.
J’écoutais intrigué ces mises en garde à mots feutrés, tentant de saisir des traits de caractère au détour d’un argumentaire de bon sens.
De cette relation avec Severine qui initie ton existence, je choisis pour principe de ne m’en remettre qu’à elle. Il n’y a que son avis qui fera sens dans mon esprit. Bien sûr , tu ne manqueras pas d’intervenir, de questionner et ton point de vue aura son poids mais il se situera à un autre niveau. Cette sorte de théorème sur les relations sera souvent présent. Je le formule ce jour par ce que sa limpidité m’apparait après cette rencontre pensant aux déclarations de ton grand-père, à ses préoccupations sur l’avenir de sa fille. Je ne suis pas capable d’évaluer une personne sur une rencontre. Je lui trouve un certain courage à donner à voir une part de lui. Peut être ai-je à retenir quelque chose, à adapter à ce futur où l’amour,- la rencontre amoureuse avec l’autre- sera ton épreuve?
Le voile qu’il levait sur sa vie faisait par moment pétiller ses yeux bleus, comme si le désir d’être enjoué le chatouillait. Il pouvait être rieur. Je me demandais quel enfant, il avait été et lui s’interrogeait sur son rôle de père et m’interrogeait. C’est un être pudique. J’entends par là que tout en étant direct et en cherchant à avoir des réponses de son interlocuteur, il ne glisse pas dans la provocation ou le style réponse à tout. Il est plus subtil et savoure en s’installant confortablement sur son siège, la réaction de l’autre.
Tu comprendras que je ne fasse pas un portrait plus élaboré. Il est préférable que tu découvres tes proches par l’exercice de ta perception et la palette de tes pourquoi. Tu sauras même leur composer des couleurs ignorées.
Il ne m’importe pas de faciliter cette découverte.
J’aime à penser que nous sommes des sortes d’indiens, -pisteur apache- et les traces passé-présent comme autant d’invitations à sortir de nos réserves.
Ce qui est sûr est que je choisirai des lieux plus stimulant pour nos esprits en confidence particulière.

6 octobre 1994
j’écoute un CD du groupe R.E.M -Half a world away-.




T’écrire, me connecter à ta pensée en devenir, à ton regard me rend plus exigent et par exigent, j’entends cette prospection de l’esprit dans l’imprevisible. Se recompose ma perception du monde en parallele au processus de ta venue au monde. J’avance vers de nouvelles «terres» en silence. Un état pionnier. Les conquêtes sur soi- même sont de même nature que toute découverte. Je pars à la découverte de moi-même. Je te regarde comme l’on cherche l’étoile polaire pour tracer sa destination dans ce périple où la rencontre de nos êtres borne mon horizon.
N’oublie pas ton être pionnier.
Tu t’avanceras comme les pionniers, tes sens et ton intelligence pour défricher et ce monde t’apparaitra violent et chaotique et tu aligneras les mises en question avec raison.
Ta liberté dépend de cet exercice complexe et subtil de tes sens, de ta mémoire et de ton intelligence. Ta liberté s’immerge dans ce souffle vital de la confiance en toi, une confiance dont il te revient de veiller au dosage au travers de tes expériences -réussite/échec-.
Le soleil d’automne se lève sur Paris, ce jour. Je vais peindre une pièce de cet appartement et la peinture sur ce mur composera un écran nouveau pour ces pensées baignées de ta présence.

12 octobre 1994
Séverine à Paris, Séverine repartie à Nice. Séverine, toujours en mouvement. De l’intermède, je retiens une Séverine gourmande, dévoilant la confiture de coing qu’elle a faite. Ou tartinant sur des tranches de pain grillé du foie gras «recommandé pour la femme enceinte». Ce souci de soi est souci de toi dans ce partage organique. Tout à son être mère, elle s’initie, grappillant au détour de sa mémoire une coutume de grand-mère, qu’elle appelle «bonne maman».
Des gestes simples : elle sort de son sac de voyage la laine et les aiguilles à tricoter et entreprend ton premier vêtement dont les couleurs multiples trament ton premier arcobaleno. Je l’observe, intrigué par cet exercice qui dépasse l’acte de tricoter et qui la plonge dans un calme et une sérénité de l’esprit. J’aimerai trouver cet état dans un faire.
Et tu seras surpris(e) de vérifier son sens de la perfection aux antipodes de mes à peu près.

17 octobre 1994, lundi
Souvent je te parlerai de ce lieu où tu feras tes premiers pas sans confondre ce qui est ma mémoire et ce qui sera ton expérience. Je le nomme «19» et au moment où j’écris nous n’y résidons pas encore
Je n’imaginais pas qu’un enfant viendrait arpenter de ses cris et de sa vitalité le réceptacle de la plainte. Mon impasse. Je n’imaginais pas rencontrer Séverine. Ce lieu qui te revient, mérite une greffe radicale qui épouse enfin l’azur et la Méditerranée et s’ouvre à l’hospitalité. Ainsi seulement il sera digne de te recevoir.
Ta naissance annoncée est déjà son risorgimento. Il attend tes cris, tes courses, tes jeux, tes premières rencontres. Il attend ton entrain, tes joies, tes engouements. Il est prêt lui aussi à devenir une parcelle de Méditerranée changeant de siècle sous ton regard et accueillir ton empreinte.
Je sais combien ceux qui m’ont précédé, te souhaiteraient la bienvenue tant il est temps que cette parcelle soit rattachée à la vie.

30 octobre 1994




Je sais ton prénom et nous ne savons pas si tu es une fille ou un garçon.
Pour toi deux syllabes. Peut être est ce la musicienne en Séverine qui a défini le critére? Elle a retenu Anna si tu es une fille et j’ai d’emblée adhéré. La consonance trans-nationale t’aidera à glisser d’un pays à l’autre. Ana avec un N signifie en arabe «je suis». Tu entendras ton prénom comme il te plaira. J’ai l’intention d’y accoler un nom de ville et ce sera Venezia et ton imaginaire s’inventera des rendez-vous avec cette ancienne ville libre, lieu de départs, d’échanges, de rencontres, trait d’union des arts, des affaires, lieu des entreprises au sens large.
Un lieu dans le nom ouvre plus que la promesse d’une destination, c’est le terreau d’une quête imprécise et salutaire, le cap d’une curiosité. Entre ton nom et ton prénom, tu auras mers et océans pour dériver tes rêves et tu sauras en jouer pour atteindre tes ports d’attaches.
Si tu es un garçon, tu te prénommeras Hugo et cette histoire de ville, cette présence de Venezia est là inscrite dans ton prénom même , en mémoire d’un dessinateur magicien, Hugo Pratt et de son héros Corto Maltese. Il te parlera d’une époque révolue et te donnera le gout du voyage intérieur ou planétaire. Tu pourras entendre aussi le nom d’un écrivain immense et je t’apprendrai à ne pas être intimidé, à faire confiance à ton langage, à tes pensées pour naviguer dans tes choix.
Chaque génération refait le monde, travaille à sa maniére à l’édifice de la pensée. Tu côtoieras tout l’hier de l’humanité, tu voudras comprendre, critiquer, créer et pour faciliter ton action, je te glisse ces mots du poète américain Allen Ginsberg :
«Abolis la peur et la honte devant l’intégrité de ton expérience, de ta langue et de ton savoir...»
Un prénom peut apparaître comme les prémices d’un programme parental. Dans mon esprit, il s’agit avant tout de quelques mots : plaisir, curiosité, ouverture et j’espère que tu définiras toi-même ceux que tu veux adjoindre dans ta vie.
Ce soir, je me sens avancer un peu plus vers toi. Ce soir loin de celle que j'aime, je sens mon être irrigué par la pudeur, la sobriété, la cohérence d'un être qui devient mère, femme-mère et son amour me parvient à la pensée de ces prénoms et je veux trouver plus que des mots pour elle qui te porte : jusqu'à moi.

11 novembre 1994
Enfant, je goute le plaisir de cette interpellation avant de prononcer ton prénom.
Enfant, ce 11 novembre toujours à Paris et un peu plus près toutefois de me rapprocher de vous deux. Cet appartement presque loué maintenant et mon esprit déjà dans cette autre vie à vos côtés. Séverine est à Saint Blaise. Repos bien mérité. Il y a 8 jours, vous preniez l'avion pour venir ici à Paris, vous avez passé toute une journée dans un salon professionnel en guise de distraction.
Ta mère, toujours partante pour optimiser son temps et profiter de l'opportunité de ce voyage. Severine t'initie à un devenir globe trotter. Elle ignorait que son retour serait plus tourmenté en raison de la fermeture de l'aéroport de Nice. Cela t'a fait expérimenter le déplacement en car. Et le lendemain, vous avez fait quelques six cent kilométres, un aller-retour Saint Blaise/Nîmes .
Ainsi est Séverine, tu le sens, tu le verras. J'ai écrit comment elle se détendait en tricotant et tu peux deviner comment elle régénère son énergie en n'hésitant jamais à dormir, ne serait-ce qu'un moment. Sacré son sommeil !
Elle t'apprendra à suivre les rythmes de ton corps pour y puiser des ressources enfouies et ce savoir-faire primordial recomposera cette énergie indispensable à tes expériences

6 h15, le 2 décembre 1994


Tu m'aides à me lever, tu m'aides à penser un autre mode de vie, fait de plus de concentration, d'exigences, d'une discipline intérieure guidée par le plaisir de sa finalité : cet échange privilégié.
J'écris dans un amoncellement prêts à être déménagés à Cannes.
Dernière semaine à Paris.
J'initie dans ce nouveau mouvement la démarche de t'écrire quelques mots avant de m'atteler à des histoires d'un autre temps. Il me plaît de sortir du sommeil et de laisser mon esprit non encombré des devoirs journaliers, entamer un tête à tête.
Cette idée de te consacrer un dialogue particulier à mis du temps à faire son chemin tant en 42 ans, j'ai pris cette habitude de reporter à plus tard : jusqu'à l'activité de penser.
J'écris un dictionnaire à portée de la main vérifiant l'orthographe, le sens d'un mot. Cette langue qui va t'accompagner dans ta vie, qui "t'ouvrira les portes de la perception", recèle tant de facettes. Tu entendras sa musique et tu croiras en sa simplicité et tu seras surpris quand viendra le temps de sa transcription. Et ses propriétés s'étendront quand ta compréhension aura appris à jongler avec les mots, à les choisir, allier des images, des paradoxes et avancer dans le feu d'artifice de tes sens. Le langage est un jeu et tu peux entendre aussi "je" pour chercher autre piste.
Jeu immédiat, permanent tant dans notre solitude qu'en compagnie. Ces mots qui deviennent phrases, qui font sens ou cherchent dans tous les sens sont notre première approche des mathématiques. Je me suis souvent laissé intimider par ces deux domaines, les délimitant dans une étanchéité qui stérilisait ma curiosité. Le champ des mots, c'est l'infini qui nous appelle dès la naissance à un exercice illimité et fécond de notre esprit : un chant épique à notre gloire d'être humain toujours imparfait et profondément vivant, éveillé et l'infini est intimidant, spéculatif , dérangeant pour notre esprit.
Et ce plaisir, tu voudras certainement le découvrir dans d'autres langues, car nous autres humains avons aussi cette singularité de la diversité des langues pour nous exprimer.

17 décembre 1994, samedi
5 heures du matin, une première , un nouveau style de vie, je t'écris du "19". Severine dort dans la chambre et je suis au clavier dans celle qui sera la tienne. Une échographie te représentant devant mes yeux. Hier chez le gynécologue, tu étais à l'écran bougeant jambes et mains dans cet espace qui est ton premier monde : in utero. Tu as 4 mois et demi avant ta naissance et tu te développés en symbiose avec la vie trépidante de Séverine. Tu es déjà dans son rythme : électrique. Son tempo est le bon, il conjugue penser et action et donne du relief au possible. Entends mes commentaires, non comme des vérités mais des intuitions, des hypothèses , n'oublies pas que je fais pas œuvre de journaliste ou d'historien en t'écrivant, je suis témoin-acteur
De ton existence, l'un des acteurs et c'est ton existence.
Mes mots sont un matériel, le début d'un sillon dont tu traceras les directions. Ces mots sont un acte poétique , étymologiquement , un faire dont la finalité est autant imprécise que ce faire : nécessaire.
Je suis heureux de m'être éveillé à l'aube de ta vie pour penser à l'aube de ta vie et ce plaisir, je veux te le dire comme une fondation de ce qui nous relie et initié ta liberté.

20 décembre 1994, mardi




Nous sommes entrain de réaménager l'appartement où tu feras tes premiers pas. La deuxième phase sera de refaire la salle de bains pour qu'elle soit plus pratique, puis nous réaliserons la décoration de ta chambre qui évoluera avec tes besoins et tes goûts. Et Séverine t'incitera à créer ton espace. Hier j'ai appris à faire mes premiers "palais des dames" et des cookies avec ce sentiment que je découvrais dans ces mélanges de farine, d'oeufs, de sucre, le b-a-ba d'un plaisir de vivre. Tu l'eprouveras avant tes 42 ans et tu sauras que ce n'est pas la moindre des choses.
Nous préparons l'arrivée d'Imor et ceux sont les fêtes de fin d'années. L'an prochain tu lècheras tes premiers gâteaux et je te conterai sans que tu comprennes une histoire féerique de rois mages. Ton esprit ne retiendra que la sonorité de ma voix qui raconte et tu sauras repérer cette musique et savoir quand commence le temps des contes. Quant à Imor, je le considère comme un de mes amis les plus précieux. Un homme. La solennité intentionnelle du vocable témoigne de l'empreinte en mon esprit. Avant de connaître Séverine je cherchais à savoir l'homme que je voulais devenir, par ce que celui que j'étais, s'effilochait, usé par les atermoiements et cette débilité de l'esprit nourrie par la rancœur infinie. J'ai rencontré Imor par un ami commun, Claude. Ils s'aimaient. Comme je n'ai jamais osé aimer. Si présents l'un à l'autre, si vivants et cette alliance consacrée par nulle institution était "l'être de noblesse".
J'appelle "être homme" leur indépendance d'esprit et cette ardeur à vivre : époux dans la tempête.
Imor habite actuellement à Stockholm en Suède, il fait du théâtre. Quand tu le rencontreras peut être vivra-t'il à Paris? Je sais qu'il sera toujours heureux de te rencontrer, de te parler de mille choses, de t'entrainer dans des voyages.
Je suspends l'esquisse et laisse à ta propre sensibilité, la rencontre.

29 décembre 1994


Enfant, permets moi ce soir, car c’est le soir, un soir de décembre, de te parler de Madeleine, ton arrière grand-mère. Oh juste un mot, pour ce plaisir de penser à elle, venue à pieds avec son mari Pietro, de leur Piémont natal dans les années 20, construire cet endroit que tu découvriras. Immigrés parmi tant d’immigrés, cherchant un lieu où vivre. Simplement vivre. Je n’ai pas connu Pietro et c’est Madeleine qui m’a élevé.
 Je pense à elle pour ce bonheur à venir qui est toi. Je pense à sa présence à mes côtés, à ses longs cheveux que j’ai toujours vu blancs et la musique plaintive de sa voix instruit toujours mon oreille sur l’insondable et cette gravité si équivoque pour un enfant rive l’empathie d’une émotion toujours vive.
Un adulte ne mesure jamais la perception d’un enfant, son attention. Un adulte croit détenir un savoir et se laisse trop souvent emporter par sa parole affirmative. Madeleine avait ses certitudes sur l’existence, sur ce qui devait être dit ou tu. J’ai si longtemps marché à ses côtés que ses paroles comme autant de notes mélodiques glissent une pulsation imperturbable, lente, régulière et durable. Elle se levait à l’aurore, toujours à l’aurore et tu auras cette chance d’entendre encore un coq chanter à l’aurore. Je ne sais pas si elle m’a communiqué ce goût de devancer le soleil mais ce qui était pour elle un impératif a toujours été pour moi un plaisir, un élan après les rêves.
Sa vie conjuguait un temps qui n’existe plus, un temps sans montre , rythmée par l’activité campagnarde, nourrir les animaux, nourrir l’entourage, entretenir la terre, la maison.
Tu naîtras un siècle après elle.

8 janvier 1995
Les fêtes sont passées, la décoration de l’arbre de Noel confectionnée par Séverine est retournée dans les cartons jusqu’à l’année prochaine. Imor est venu comme un roi mage, nous initiant à un Noel suédois. Klog, akvavit pour accompagner harengs marinés et longues discussions nocturnes. Son amitié m’est précieuse. Elle est nourrie de moments qui scintilleront toujours dans mon esprit, de ce que je nomme : bienveillance. Ma chance dans l’existence est d’avoir reçu de quelques êtres, ce rayon si essentiel à mon existence paradoxale. Viendra le temps de les nommer et de te les faire connaître, ne serait-ce qu’au travers de la narration
Catherine, une amie de Séverine a pris le relais d’Imor, deux jours après. Retrouvailles après quelques années. Préposé à l’accueil, je suis allé l’attendre en gare de Cannes. Un signe distinctif devait me permettre de la reconnaître. J’avais retenu le mot fleur et j’ignorais s’il s’agissait d’un bouquet, d’une parure, d’un imprimé. J’entrepris donc de filtrer de la gent féminine. Non seulement je faisais chou-blanc mais les jeunes femmes dardaient des oeillades mi-ironiques, mi-agacées. Avec détachement, je les imaginais défilant pour un casting d’un remake du «Mépris». Je n’étais pas affranchi de ce film de Godard. Une part de moi était happée dans un sentiment hybride entre malêtre et être mâle. Lady initial BB avait trop bien tenu son rôle et je me sentais toujours piccolo, piccolo. Dans ce jardin secret, j’en oubliais le motif de ma présence qui s’agitait devant mes yeux. Petite fleur orange dans la main d’une grande fille brune, rieuse. La seule à rire de me voir avec un grand arrosoir à la main. «Mon arrosoir est vide» déclarai-je tout de go : «Cela tombe bien ma tulipe est en bois» compléta Catherine. Sa réplique gomma le triste effet des starlettes passé-présent. Je pris son sac de voyage réalisant combien cet arrosoir était aussi passablement encombrant. Elle devina ma pensée et je n’eus qu’à ajouter «la prochaine fois je viendrai avec sa photo».

10 janvier, mardi, 5 h 5
Je t’écris une longue lettre rythmée par des dates. Je l’appelle le «chronologue», néologisme pour un récit sur ce temps singulier. J’écris porté par une presque transe :l’excitation d’entreprendre un acte majeur pour moi. Cette approche «égocentrée» est probablement necessaire pour entraîner ma pensée dans ce processus concentration-élaboration. T’écrire me guide dans ma propre vie. Un agir sous ton regard imaginé. Je me prépare à ce devenir-père avec ma seule expérience d’enfant. Que ce rôle demeure pour moi un questionnement n’est pas plus mal pour être ouvert à notre relation.
Des lumières éclairent la colline de la «Californie», bougies d’un gâteau de fête dans le bleu-nuit, calme d’un monde et le monde est tout à l’opposé. Aboiement d’un chien inquiet dans le voisinage. Je me suis levé faire une tisane à Séverine secouée par un cauchemar. Ora adormentata. Suis resté éveillé pour porter un peu plus loin cette conquête sur moi-même. : écrire. Et défricher ce continent non répertorié d’un mouvement migrateur.
Je viens d’un monde plat, peuplé de superstitions, d’épouvantails. Je viens d’un monde borné de honte, de rancunes et de NNN. Je l’ai habité par facilités et compromissions et écrire trace ma première rupture : accepter l’épreuve, accepter la vie. Et la vie vient aussi avec toi.
Nous allons entreprendre chacun nos premiers pas dans nos propres champs d’existence. Nous allons nous redresser, tanguer, tomber et continuer pour atteindre cette station debout. Ecrire me rapprochera de toi par cet exercice vigilant des sens. Ecrire, t’écrire sera travailler la qualité du lien d’amour et t’accompagner dans tes découvertes de l’existence. L’aube garde encore son bleu-nuit, il est six heures moins dix. Ce «chronologue» ne raconte pas tout ce qui se passe et tant de choses se passent dans l’espace-temps de deux ponctuations, que le recul est nécessaire. Je travaille sur mon nécessaire. Une confiance en moi : inédite.

13 janvier 1995, vendredi 5 h 15.


Ta future naissance commence à se savoir et suscite premières congratulations. Je suis heureux que des amis te souhaitent indirectement cette bienvenue. Ceux sont de petits gestes de bonne augure.
Les travaux dans la salle de bain ont commencé. Ce matin à l’aube, je t’écris avant de reprendre une nouvelle qui s’avance lentement. Ce choix d’écrire devient prisme de vie. La quête des mots va son chemin entre mes occupations de bricolage et les activités ménagéres. La lenteur demeure mon rythme. J’en ignore la raison, l’inhibition. J’assimile avec patience la conviction que mon écriture doit s’approfondir dans la connaissance de la langue française, sa syntaxe, sa grammaire : la technique. C’est le seul domaine où apprendre et plaisir se lient; Quant au talent, il vogue sur l’océan des incertitudes. Notre existence fonde ce langage, son rythme, cette scansion de la pensée, écho en nous de l’univers. Ecrire demeure pour moi une dérive vers l’être, une dérive extraite du refus originel de transmettre une origine. J’étais un secret à taire, par ce que ma mère, fille-mère était dans la blessure de l’abandon et du rejet. De celui avec qui elle m’avait conçu. Et de sa mère, vecchia nonna piemontese pour qui c’était une honte. Ma dérive phonétique -Au dit sait-. J’écris ce que je suis, pas à pas. Du verbe suivre et du verbe être. Et tu auras tes propres verbes à conjuguer aussi.
5 h 25
Séverine s’est levée à 4 h 50, besoin de boire une verveine, un réveil prompt, sortie d’un cycle du sommeil. Elle est revenue dans la chambre avec deux tasses, j’ai porté mes lèvres sur l’une mais j’avais besoin d’un café avant d’approcher le clavier. Elle a pris ma main et l’a posée sur son ventre. Ta présence semblait tapageuse.. Bientôt tu réclameras le sein et je te porterai jusqu’à ta mère. Je suis prêt.
J’écris des histoires qui de ma vie retracent des chaos. Cette impossibilité à engager son existence, à désirer, à vivre et mes tentatives de comprendre déclinent autant de processus de mystifications irrédentistes autour des origines. -Toute une vie consacrée à cela-. C’est ainsi, plutôt qu’ainsi soit il. L’absurde de l’intrigue se faufile entre les mots, déployant de séquence en séquence, une singulière topologie de la plainte. J’y greffe des lectures : «Poincaré essayait de résoudre un problème idéalisé à trois corps appelé «problème restreint de Hill». Celui-ci s’applique lorsque l’un des trois corps a une masse tellement petite qu’il n’affecte pas les deux autres mais paradoxalement ceux ci l’affectent. Imaginez un univers ne contenant que Neptune et Pluton et un grain de poussière interstellaire. Neptune et Pluton ne font pas attention à la particule de poussière et vous pouvez imaginer que celle-ci ne dérange pas beaucoup leurs mouvements. Ils pensent donc qu’ils sont dans un univers à deux corps. «Ah ah dit Neptune agitant son trident, c’est Newton qui a trouvé cela : j’évolue sur une ellipse!» Pluton agitant sa queue acquiesce et tous deux forment une ronde majestueuse autour de leur centre de gravité commun. La particule de poussière est de son côté tout à fait consciente de l’attraction gravitationnelle de Neptune et Pluton car ceux ci l’attirent et la baladent d’un endroit à l’autre. Elle évolue dans le champ gravitationnel en rotation formé par les deux planètes. Elle n’a pas l’impression d’appartenir à un système à trois corps mais se sent comme une minuscule bille roulant de-ci, de-là dans un paysage tournant mais fixe. C’est le problème restreint de Hill».
J’annexe à mon chant des énoncés d’un autre monde sans autre finalité que d’apprécier leurs frictions. Le sillon des récits entrepris pulse un mouvement périodique : obsessionnel. Et trace à sa manière, sa section de «Poincaré» («Dieu joue-t-il aux dés p 104-105) dont les «attracteurs successifs (p163) révèlent le saisissant : description d’impasse, de posture, d’imposture. L’itération de la trajectoire de l’existence en vient à projeter les mêmes glissements au parage de celui qui va mourir. Processus similaire d’une nouvelle à l’autre, quelques mots de cette récursivité en forme de glossaire :
-né/cécité : nom, masculin/féminin ; simple orthographe du contexte irradiant.
-Rantanplan : effet rantanplan ou quelque chose de ; corollaire/contrecoup de la définition antérieure, se reporter aux aventures de Lucky Luke.
-Campo santo ; topologie de la plainte, le chaos comme un cocktail servis glacé. La coupe est pleine.
-Sentiment de Judas : figure du traître-damné variante perverse du mythe prométhéen à l’orée de l’ère chrétienne.
-Glaciation : un effet des temps : fossilisation, autre effet. L’aperception du temps ne s’apparente pas à une sensation d’éternelle jeunesse ou d’éternité mais à un état de permanence, de non adhérence à la réalité.
-Chaos, état de la pensée dans l’aporie. Une date le 13 aout 1975. Ici commence le vide et aussi l’imposture comme forme d’alibi pour se préserver.


*****
**
Plus tard le même jour
Tu es un être humain du XXI siècle, un être de l’ére de la vitesse et ces mots ne prophétises rien de ce que sera ta quête. J’en suis intimidé. Je suis d’un monde qui n’existe plus que dans ma mémoire. Un monde clos et dépeuplé. Je l’ai parcouru mot à mot pour en goutter l’étendu et le temps s’est fait jour sans que je ne puisse rien saisir, simplement cette sensation d’une brise en mon être et une conjugaison au présent et à la première personne. Je suis celui qui va mourir par cette drôle de conquête du temps présent ; -vivre est le verbe-. Un recueil de nouvelles pour origine de la translation que j’initie.
Je pense à toi.
Ton esprit sera plus vif, plus alerter, ton savoir s’étoffera avec ton besoin de découvertes, d’expériences et le chaos de ce monde sera aussi une énigme proposée à ta pensée, à l’agilité de ton corps-esprit que tu auras exercé.

14 janvier 1995
Il est six heures dix, ce matin d’hiver, les étoiles dans le ciel promettent un temps ensoleillé et un peu froid, Séverine se lèvera à huit heures et ira à son agence de Saint Laurent du Var, je continuerai les travaux dans la salle de bains, j’écrirai une heure. Ce chronologue énumérera aussi de petits faits, fragments de vie.

2 février 1995, 5 h 30
Pendant les travaux : je poursuis.
T’écrire, écrire me permet d’engager la journée dans la jubilation ; une joie et une excitation de commencer par l’essentiel avant de glisser dans les tâches du quotidien. Séverine se repose. Ses journées sont longues, ta gestation est à son septième mois. Tu vis ses tribulations en toute ignorance et tu dois découvrir les effets du stress sur une femme active, une workaholick woman. Le soir je lui masse le corps pour détendre ses muscles, lui faciliter un certain repos. J’espére que ces massages te font aussi du bien. Tu envoies des signes en bougeant. Bientôt je te masserai aussi pour aguerrir ton corps, le rendre plus réceptif. Le massage est un dialogue muet, une reconnaissance de l’autre, un acte qui nécessite une grande concentration. C’est mon école de la concentration, comme t’écrire d’ailleurs. Aujourd’hui je vais jouer au plombier. Les travaux sont importants et j’ai envie que ce lieu soit plus adapté à ta venue. Le printemps est une très belle saison dans le Sud. Déjà les jours gagnent en clarté. J’ai accompagné Séverine à Nîmes avant-hier. Je suis admiratif de voir son aptitude à vivre sa grossesse et ses responsabilités professionnelles. J’aime à penser et à me convaincre que cet agir en commun nous transforme d’autant que nous les partageons et qu’il participe au verbe «aimer».




Ce soir nous allons à un concert de Cheb Mami, un chanteur de raï algérien. Cette musique comme un blues au rythme plus entrainant chante les joies et les difficultés de la vie et nous avons besoin de musique et de chants pour apprécier notre temps de vie, le ressentir et éroder tout ce que les habitudes engourdissent en nous. Veiller à la qualité de sa vie participe à ce respect de soi. Il me plaît de me le rappeler de temps en temps.

13 février 1995
J’aime poser ma main sur le ventre de celle qui devient ta mère. Sentir ta présence.
Je n’ai envie que d’écrire cette phrase aujourd’hui et laisser la scansion me porter toute la journée. Il est cinq heures du matin. Je retiens dans ces mots une pépite de bonheur.

16 février 1995, jeudi
Hier nous t’avons acheté tes premiers vêtements, un moment plus symbolique que pratique d’ailleurs et vécu en communion. Comme un partage de ce plaisir qui vient avec toi.
Avec la vie vient la mort, la perte, le manque et dans notre for intérieur s’agitent d’antiques superstitions. Chacun s’avance avec sa quête et ses questions sur ce qui échappe à sa compréhension. Notre intelligence du monde favorise le désir de vivre, le désir de ces épreuves qui s’offrent à chacun de nos jours et nous transforment.
Ces mots un peu sentencieux sont à entendre comme ma propre recherche, tant sur les dimensions de l’existence, ma pensée fut longtemps murée. Je te lègue déjà la réflexion d’un penseur qui m’accompagne : quelques très beaux livres de Daniel Sibony.

17 février 1995, vendredi 6 h.


Enfant, je regarde ta salopette rouge et blanche et ton blouson en jeans. Couleurs et matières printanières suspendues sur un cintre comme un tableau exposé qui s’intitulerait : «ta présence symbolique». Quand tu les vêtiras, ils s’animeront sous ta vitalité et prendront leur valeur d’usage. D’ignorer encore ton sexe , nous a fait privilégier un entre-deux, appelé : unisexe. Quand avancé en âge, tu les retrouveras, leur symbolique rattrapera ton esprit en questionnement et ces brins de fil «d’Ariane» te tisseront, j’en suis sûr des sourires.
Hier soir , nous sommes allés à la piscine. Et le fait d’y aller était aussi agréable que celui de nager. Petite victoire sur soi-même qui entraîne nos corps, les détend, les galvanise.
8 mars 1995
Jour de la célébration de la journée mondiale des femmes. Jour symbole de la lutte incessante pour les droits. Ainsi est le monde : injustice, violence, vénalité, égoïsme, listes non exhaustive à mettre au pluriel.
Dans cet entrelac, le désir de vivre de prendre du plaisir à vivre devient un exercice du corps-esprit de tous les instants. -Je n’y ai pour ma part pas vraiment excellé.-
Depuis le 17 février nous avons accueilli de nouvelles personnes. Des amis de Séverine : Florence, André, Sarah, Nicolas, Thomas. Je les nomme car je devine qu’ils seront heureux de te connaître tant ils ont été attentionnés avec Séverine. Ceux sont des gens délicats, j’associe à ce qualificatif le respect, l’intelligence et un souffle créatif qui surprend. En retour de notre hospitalité, ils nous ont fait la surprise de penser à toi, à tes premiers jouets, à un transat où tu te reposeras..
Les transactions président au rapport entre les gens. Elles sont très variées et ouvrent sur ce que l’on appelle «économie». Là il s’agissait plutôt d’un signe, d’un témoignage pour le moment vécu. L’accueil, ce souci des autres qu’à ta mère, comme un plaisir à partager. Ils auraient pu lui faire un cadeau plus personnel. En pensant à toi, ils caressaient l’avenir, ils prenaient soin de l’avenir, de ce temps nouveau que tu fais poindre. Sarah aura plus d’un an que toi, Nicolas et Thomas, 4 et 6 ans et Florence et André sont leurs parents..

21 mars 18 h
Premier jour du printemps. Les travaux sont bien avancés, Séverine souhaiterait qu’ils soient finis. Elle n’a pas tort. Je rêve trop et la lenteur s’installe dans mes gestes. Tout sera prêt pour ta naissance. Sicuro. Au moment où j’écris ces mots, tes grans-parents maternels viennent nous rendre visite pour la première fois.

25 mars, 6 h.
Dans un mois tu naitras, dans un mois nous nous rencontrerons pour la première fois et nos voix mêlerons leur musique. Je prépare mes sens à vivre ces moments et penser, explorer les faits de la vie comme une découverte d’un nouveau monde devient ma quête. Tu nais à ce monde et ce monde devient intéressant en mon esprit, à regarder, ressentir, à vivre.
Nadine et Gérard sont repartis heureux de leur séjour. Leur sentiment n’était pas feint. Nadine s’est remise à tricoter devant l’ardeur de sa fille. Apprendre à se connaître passe dans des partages d’instants, un repas, un petit déjeuner, un apéritif au soleil, des promenades. Les corps s’observent, s’écoutent, résonnent d’une attention plus soutenue.
Nous t’amènerons chez eux, ils t’accueilleront et sauront te donner à connaitre cette part d’eux précieuse qui baignera ta mémoire.

6 avril 1995, jeudi


Nous préparons ta chambre. Séverine pose avec application le papier te faisant escalader l’escabeau. Avec patience et précision, elle découpe le gabarit des lets les plus délicates. Je l’observe les mains pleines de colle, pensant avec amusement aux raisons de cette maladresse qui me constitue. Nous avons préparé les affaires que tu mettras le premier jour et nous sommes allés au dernier cours d’accouchement. Ces neufs mois qui fondent le début de ton existence auront été trépidants. Maintenant tu vas découvrir tout cela, tu vas conquérir ton autonomie, exercer tes sens et trouver ton propre tempo. J’écris ces mots avant ta naissance pour me familiariser à leur nouveauté, à leur merveilleux. Le bonheur tient à ces instants qui zébrent l’existence d’une jubilation irrépressible et vivre fait sens.

11 avril 1995
Je compte les jours qui me rapprochent de toi. Ta naissance. Je regarde ce mot affiché à l’écran. Dans le recueillement. Mes mains apprennent notre premier langage : les gestes, le toucher. Je lis un livre sur le massage des enfants, la fonction du massage. Mes mains ont commencé à te masser en effleurant le corps de ta mère. En mon esprit ces gestes honorent la reconnaissance de l’existence de l’autre. C’est un regard attentif que les mains prolongent. J’ai ce sentiment que l’existence se noie dans la banalisation de la perception. Les actes de vie, même les plus simples sont comme déconnectés de la pensée et l’intensité, l’acuité des significations de nos rencontres, de nos émotions, de notre agir se diluent au point que chaque nouveau moment s’habille, un peu terne de ce qui est appelé -habitude-.
Je sais combien en massant le corps de Séverine, je prends conscience de son existence, de l’importance de son existence. Est ce un des effets de ma vue défaillante qui transmet au toucher, l’attestation de ce qui est réel?
L’hypothèse cocasse ne s’apparente pas au «théorème de Saint Thomas» tant il ne s’agit pas pour moi de vérifier une réalité que de l’éprouver. Toucher m’a mené à t’écrire, me méne et me ménera à trouver les chemins vers toi, vers l’importance de ton existence. En être toujours plus conscient participe à mon «humanisation»
C’est une épreuve de vie et ce mot est encore loin dans mon esprit à avoir puisé tout son sens. Il est six heures trente.

16 avril 1995, 8 h.
Ta chambre se termine, ton berceau t’attend. Au de là de ces mots, je découvre le plaisir que nous avons eu à la préparer. Le choix des papiers peints, des tissus. Un travail d’équipe pour un nouvel équipier. Des couleurs chaudes, printanières, solaires. De l’osier, des bambous détournés de leur fonction pour honorer ta naissance et tous ses possibles. Tu es un futur et les premières images qui t’entoureront dessinent un passé répertorié dans les banques d’images : «Le marchand de sable», Nicolas, Pimprenelle et petit Louis ; un conte des années soixante que diffusait la TV. Ton esprit peut tout accueillir. Il est un printemps, une force insatiable s’appropriant le réel et son autre versant : l’imaginaire. Flux, Sève singulière. Et ces deux syllabes soulignent la poussée vitale et la présence de ta mére. La formulation fait sens dans mon glossaire. Tu vas naître dans quelques jours et ces phrases qui te sont destinées prendront une autre mesure et t’écrire puisera dans un autre souffle, recueilli à tes moments de vie.

27 avril 1995, 8 h
Le temps de ta naissance approche. C’est un autre temps de cette écriture qui advient. Un autre rythme, une attention moins dispersée. C’est le temps d’une histoire où ta propre création interviendra. Je crois que pour ce dialogue, il me faut être plus intelligent, plus cultivé pour définir une posture qui accompagne le dynamisme de ta curiosité et favorise les effets de la «sève» amour.
Aimer est un verbe de remise en cause permanente de soi-même. Il peut si facilement se rétrécir à une simple litanie et tramer son contraire. Je travaillerai à enrichir ce verbe. Qu’il soit lit de ce flux de vie qui te porte . Je suis heureux de savoir que ce questionnement se mêlera à celui de ta mère et se nourrira de notre amour..

29 avril 1995




«alla mattina, mi son’ sveglato, o bella ciao...»
Tu te prénommes Anna Venezia et Venezia sera ton prénom secret. Tu es née dans les premières minutes de ce samedi d’Avril. Singulière éclosion, déjouant le diagnostic médical et offrant à tes parents, l’inoubliable d’un tête à tête privilégié. Etais tu si pressée? Est ce déjà une facette de ton caractère en devenir? Je laisse la sarabande de significations danser dans mon esprit sans en privilégier aucune. Amusé par tant d’imprévisibles ou plutôt ce que nous ne voulions pas voir : le choix d’une clinique très éloignée de notre résidence, cette défiance endémique de Séverine «au corps médical» et en corollaire «cette ouverture» à son inconscient, à sa métis, cette figure grecque de l’intelligence rusée.
Ce vendredi 28 avril, nous nous sommes rendus à la clinique Saint Jean de Cagnes sur mer. Séverine devait passer un monitoring en prévision de l’accouchement. D’après le résultat ta naissance devait se dérouler vers le 2 mai. Nous sommes retournés à la voiture et j’ai rangé la valise contenant vos affaires dans le coffre. L’après midi était ensoleillée nous avons fait une halte à Juan les pins, histoire de flâner au bord de mer en regardant les vitrines de fringues. Ta mère est très coquette, elle aime les vêtements au point de les conserver soigneusement, robes, vestes, pantalons, chaussures depuis ses dix huit ans. J’aime ce côté plus que collectionneuse qui l’amène à greffer passé et présent. La soirée printanière n’incitait pas à rentrer mais la foule sur les trottoirs nous incita à chercher un resto à Cannes. Quand ta mère a faim, il ne faut oas tarder à trouver une table sous peine d’une montée en tension que je préfère m’épargner. Nous avons donc poussé la porte du «Roxanne» près de la gare au look rock and roll et menu américain, c’est à dire non inoubliable. Sév dévorait avec un drôle d’appétit. Autant la décoration flashy et reste d’hélicoptère que le contenu de son assiette. L’ambiance était sympathique, les sauces épicées, le coca bien glacé! Quand nous sommes retournés a casa, l’émission de Bernard Pivot «bouillon de culture» consacrée à des cinéastes était bien entamée. Sév allongée sur le lit éprouva sa première contraction. Elle porta la main à son ventre plus en forme d’interrogation que de crainte. Je fixai l’écran comme si de rien n’était, tentant de suivre la discussion cinéphilique sur le plateau. Mais sa voix couvrit le débat exigeant un papier et un crayon. Je me levai à moitié nu et ramenai un stylo et un carnet au papier bible. Elle se mit à noter «23 h 24» et en fit un commentaire comme pour atténuer la perplexité apparue sur mon visage.. «Je ne sais pas si ceux sont des contractions» ajouta-t-elle pour se justifier ou se remémorer les informations de la sage-femme quelques heures auparavant. Le conseil du carnet m’avait échappé. Je n’en laissai rien paraitre tandis que la main de ta mère gribouillait -23 h 29-. Nos yeux établirent une commune soustraction. Puis elle se leva pour aller aux toilettes et me demanda de garder le carnet. A 23 h 36, j’entendis «note», l’écart s’était accru de deux minutes. Mon esprit s’engagea dans la prospective et spécula sur 23 h 45 : 9 minutes. «Note» s’écria-t-elle à nouveau. J’avais tout faux, il était 23 h 39. «Téléphone à la clinique» émit Séverine, l’intonation me fit obtempérer, laissant les cinéphiles avec Pivot pour m’empare du téléphone sans fil dans la pièce voisine. La ligne n’était pas occupée : c’était bon signe! Mes premiers mots semblèrent confus à l’auditrice qui ne cessaient de répéter «vous en êtes sur, vous en êtes sur». A l’évidence, l’infirmière de garde n’était pas celle qui avait procédé au monitoring. De quoi devais je être sûr? «Restez en ligne» lui demandai-je posant le téléphone sur la table pour retourner dans la chambre voir ta mère. Sa voix me parvint avant le seuil de la porte. «Je sens la tête». Je me précipitai sur le téléphone. «Ma compagne doit être dans le fantasme dis-je, elle affirme qu’elle sent la tête». «Appelez le SAMU, vite» m’ordonna-t-elle. J’obéis immédiatement composant par mégarde le numéro de la police avant celui des pompiers. Je réalisai simultanément que j’étais à moitié nu, enfilai un pantalon et entendant le credo insistant «je sens la tête, je sens la tête» un pull à l’envers. Je retournai illico dans cet accoutrement dans la chambre. Sév avait réussi à retourner sur le lit. En appui sur un coude, elle tentait de comprendre le nouveau relief de son corps. Ta tête à l’air libre, un peu chevelue, bleuie sous l’effort me fit halluciner une sculpture d’Amour et Psyche d’Antonio Canova. Le désir de photographier cette vision inouie de l’Amour en vos deux corps mêlée me traversa l’esprit. L’appareil n’était pas loin, l’urgence était ailleurs. Je tendis les mains vers le bassin de ta mère, une contraction favorisa le passage de ton épaule, instinctivement ma main droite épousa l’orifice accompagnant ton mouvement imperceptiblement en rotation et l’effort de Séverine. Ton épaule gauche apparut. Je poursuivais le commentaire à haute voix, cherchant dans ce dire une sacralité nécessaire pour ne pas défaillir, pour que les mots sur cet agir restent dans nos mémoires.
La rotation de 180° te ramena face à ta mère. Son visage criait son empressement à te voir. Mes mains guidaient trop lentement à son gré la sortie de tout ton corps. En appui sur ses coudes, elle s’efforçait de saisir chaque instant et puis réalisant combien cette position ne facilitait pas ton passage, elle s’allongea. Son relâchement favorisa le dégagement de ton autre épaule. Je glissais mes doigts sous tes aisselles pour t’entraîner au dehors. Une ultime contraction entraina ta définitive extraction. Mes mains te placèrent en orbite au dessus de ta mère. J’étais stupéfait par la longueur du cordon ombilical et impressionné par la largeur de tes épaules. Sév tendit les bras pour te coller contre sa peau et te réchauffer, impatiente d’entendre ton premier cri, t’offrant déjà le sein pour t’initier à l’allaitement. J’allais chercher une bassine d’eau chaude, n’hésitant pas à téléphoner à Gérard pour lui annoncer ta naissance d’un «votre petit fils est né, il s’appelle Hugo» raccrochant illico pour apporter l’eau bienfaitrice. Ta mère se fendit alors d’une étrange remarque : «où as tu vu que c’était un garçon?» Mon esprit fit rewind. Aucune séquence ne me révélait ton sexe comme les clichés de l’échographie n’attestant ni de l’il ni de l’elle. Ma conviction restait arrimée à tes épaules, à cette carrure que j’associais à un buste masculin et un rire nerveux me secoua dans l’entrechoc à ces dos de femmes cambrées qui éblouissaient tout mon être. Pendant que Séverine entreprenait ta toilette, je rappelais ton grand-père. Amusé par ma rectification il émit : «vous en êtes sûr?», me laissant sans voix en réalisant que j’utilisais ce téléphone sans fil comme un filaire. Je n’étais plus à un paradoxe ni à une rigidité prêts. L’arrivée du SAMU suspendit mon introspection. Je m’empressais d’accueillir l’escouade des pompiers dont la détermination me paraissait quelque peu disproportionné avec l’événement. D’après leur dire c’était aussi pour eux une première. L’interne qui les accompagnait, était aussi embarrassé avec sa mallette des premiers secours que moi avec mon téléphone. Il avait entrepris de la vider au pied du lit, histoire de remettre un peu d'ordre, pensais-je? ." Si ceux sont les clamps que vous cherchez, intervint Severine en pointant les objets du doigt. Le garçon un peu interloqué ignorait que ta mère travaillait dans le paramédical . Il les prit, les sortit de leur emballage sur lequel apparaissait la date de péremption " février 92". " C'est au père de couper le cordon", poursuivit Sev orchestrant naturellement la nouvelle séquence. L'homme en blanc ne disait mot. Le proverbe latin traversa ma mémoire -qui tacet consentire videtur-, je tendis la main, tandis qu'il finissait de poser les clamps. Il me remit les ciseaux. Les lames semblaient trop écartées et mon premier geste ne fit que pincer le cordon. Le pincement devait être indolore car ni toi ni ta mère. J'ouvris les ciseaux essayant de deviner si c'était une question de mode d'emploi ou de défection de l'outil ou une intervention "surnaturelle" contestant la paternité. Les regards de tous étaient sur moi sauf le tien et celui de ta mère déjà en plein dialogue, j'approchai les lames du cordon et tranchai. Ta libération était aussi la notre surtout de cette tension accumulée. L'interne termina le soin, reprit ses instruments tandis que les pompiers vous enveloppaient dans une couverture en aluminium et hop sur le brancard direction l'hôpital. J'eus tout juste le temps de leur remettre une bouteille de champagne en forme de remerciements et je sautai dans la voiture pour vous suivre. C'est sur ce trajet qui m'amenait aussi à l'école primaire et que je faisais au quotidien avec ma grand-mère que je réalisais que tu venais de naître dans sa chambre. Une joie vivifiante m'irrigua revoyant ta tête forant vers le jour et pour la première fois de mon existence je sentis un sentiment de paix intérieure comme une illumination après les tourments. Je riais d'un rire primal. Tant de fois la vie était venue à moi et tant de fois mon esprit pusillanime était resté hermétique, recroquevillé dans une culpabilité de mauvais aloi. Mon rire zébrait cette étrange idiotie de mon être éclairé par le gyrophare bleu je zigzaguais dans cette nuit dessinant sur cet aride trajet des arabesques joyeuses et motorisées. Je riais de ne pas comprendre mon esprit ankylosé et l'envie de chanter me fit fredonner le chant antique et curieux "j'ai mis devant toi, la vie et la mort" reprenant avec ardeur le refrain : "et tu choisiras la vie".(libre interprétation du -Deuteronome-).
Et l'avis ou sa surprenante évidence ébranlait de son écho, ce sentiment diffus d'absence à soi-même , de gla-cia-tion. Présent au présent. Le temps est aussi une offrande, je laissais le fourgon rouge se diriger vers les urgences pour obliquer vers le parking. Pris dans le coffre vos affaires. La nuit étoilée scintillait de toute sa bienveillance et son immensité attractive réfléchissait ce sentiment si lié à mon enfance. J'aspirais l'air frais avant de me précipiter dans les couloirs inhospitaliers à votre recherche. Severine racontait l.aventure nocturne à deux infirmières qui s'exclamèrent " voilà la sage- femme". Très professionnel, je restais impassible. Une infirmière m'entraîna dans une pièce adjacente sans trop d'explications. Tu étais entre les mains du pédiatre de garde. Je reconnus un copain de lycée qui en prenant tes mensurations (poids : 3.440 kgs, taille : 50 cm, périmètre crânien : 34,5 cm, périmètre thoracique : 32,5 cm) m'expliqua sa carrière en réaction aux attentes de son père. Je commençais à peine à méditer sur ce nouvel exemple des bienfaits de l'adversité que les cris de Severine m'incitèrent à retourner dans l'autre pièce. La vraie sage- femme s'affairait sans ménager ta mère pour évacuer le placenta. À voir le visage grimaçant de Sev, je n'eus aucun mal à déduire que la femme en vert pâle (toutes les infirmières ne sont pas vêtues de blouse blanche) devait être membre du clan pour qui la douleur est consubstantielle à la mise au monde. Sa collègue préposée au cordon sanitaire me fit refluer dans l'autre pièce. Le pédiatre impassible qui était un peu moins "mon copain" de lycée t'a ait placée dans une couveuse sous des rayons pour réduire l'ictère décelé.
Il est 10h30, ce samedi 29 avril 1995, je vais aller à la mairie de Cannes déclarer ta naissance. Puis je vous rejoindrai à la maternité de l'hôpital des Broussailles. Il ne reste plus au sage-homme que tu m'as permis d'être à devenir un homme sage.
Et VIVRE. À tout de suite!
Jm

pour toi cette chanson tirée du film "Son nom de Venise dans Calcutta désert" de Marguerite Duras