jeudi 5 février 2015

5 février 2015 Obsoléte




je travaillais hier en Chir E dédiée notamment à l'ophtalmo. En passant d'une chambre à l'autre, une idée m'a rattrapé en observant une sorte de recueillement particulier de ces patients à quelques heures d'une opération pour une cataracte, un glaucome, un décollement de rétine.
J'avais oublié. 
Cet état de concentration sur soi-même si different des patients plus dans le partage pour d'autres interventions comme en orthopédie. 
J'avais oublié. 
Ce besoin de puiser en soi dans une sorte de méditation qui ne porte pas tant sur la douleur que sur la vue. Oui méditer sur la vue, ce capital -images mémorisées- au cours des ans, kaléidoscope d'un acquis soudain devenu fragile.
J'avais oublié.
Combien ce sens irrigue notre être et combien toute altération vous bascule dans l'impératif de la pensée. Recueillement pour inventorier ce qui va être ôté. Recueillement pour imaginer un devenir, cet autre monde appelé : cécité.
J'ai senti franchir le seuil d'obsolescence le 7 juillet 2OO2.
Un samedi matin, poussé vers le bloc par le  chirurgien himself. 
C'était à la PGS. Allongé sur le brancard, je lui répétais, c'est l'oeil gauche, c'est l'oeil gauche, non rassuré par son "je sais M. Mahé". 
Je buvais la clarté du matin en balbutiant ces mots comme si l'obscurité totale allait me cueillir. Oui, oui jouir un max, jouir un max et ma voix intérieure criait "non je ne suis pas prêt" "non pas la cécité, pas la cécité", je me rappelle les mots cardinaux quand l'anesth prit le relais (lui je l'ai oublié) "fais chier fais chier suis pas prêt". Un psy m'aurait fait remarquer qu'il était temps de franchir l'analité. 
C'était pas le moment de me faire une remarque.
Avant une opération faut rester zen. 
Pour être zen, vaut mieux ne pas être opéré. 
Suis pas devenu zen, mais je ne regrette pas d'être devenu borgne. 
J'observais un gars en ortho cette  semaine, blessé à une phalange. La greffe tardait à prendre et le mec avait du mal à faire "son deuil" de la perdre. J'étais intrigué. Du deuil d'oeil, il y avait quelque chose de redondant. 
Tout se passa très vite. Je remarquais chaque matin que l'oeil gauche visionnait du brouillard et parfois comme des souvenirs d'images puis rien, c'est à dire une obscurité qui obère le mot oeil. Reste une douleur variable me rappelant ce qui s'était passé, me rappelant que j'étais toujours vivant. 
Vint la peur. La peur de perdre l'autre dont l'acuité relative me faisait baliser. 
Le problème de la vue questionne votre indépendance ou votre soudaine dépendance. La peur là n'est pas loin. A posteriori je ris. Bizarrement le handicap me fit observer une réalité que je n'osais regarder. Je vis toute la fragilité de mes relations et je vis l'enfer dans le regard de ma compagne à voir l'handicapé à se farcir. Discourir du handicap est une chose, sauf quand vous êtes l'handicapé. Là il ne faut pas se mentir, faut pas embellir et se borner à un réel état des lieux surtout quand tout atteste que ce sera "chacun pour soi". 
L'obsolescence traverse tout organisme vivant et en relation. 
Cette idée traversait mon esprit quand la "chef" me convoqua un peu mystérieuse dans son bureau annexe, un boui boui où nous avalons notre pitance en 25 mn. La chef, c'est un peu notre "Henrietta" de NCIS L.A, en plus caractérielle, je veux dire avec un caractère plein d'inattendus (mais aussi caractérielle, rire 120db, et célèbre réplique -JE M'EN FOUS-).
 Le tête à tête entre 3 yeux m'incita à lister toutes les conneries que j'avais pu faire mais je n'injuriais plus le directeur des soins depuis désormais 3 ans (qui avait pris d'ailleurs la porte) et je venais de passer mon brevet de bientraitance avec le nouveau donc tout semblait ok. 
Henrietta qui s'occupe tjs bien de moi me sortit mon compte horaire pour faire le point de mes congés avant mon congé sabbatique  homologué. Fine psychologue, elle avait préparé la lettre -type que je m'empressais de signer, sachant ma nausée à toute littérature administrative, feuille de paye comprise. Puis d'un geste furtif et délicat, elle me tendit un petit objet en peluche sur lequel était mentionné "l'amitié c'est sacré". Bien sûr par déférence et cette sobriété qui me caractérise, je me retins de l'embrasser et de l'étreindre et je laissai couler des larmes à l'intérieur de mes orbites (oui mon oeil borgne peut pleurer la beauté qu'il ne voie pas).


Ce n'était pas la première femme aux idées adroites et à droite à m'émouvoir. 
La première ayant été ma grand-mère fascinée par le Duce et qui éméchée mais solide sur ses jambes cria un jour de Mai 1974 à des policiers qui me menottaient "mon petit fils est un terroriste". La deuxième, femme merveilleuse, sexy et compliquée mit au monde deux adorables filles qui portent à ce jour le même nom que moi.
Cela bien sûr n'atteste aucunement de mon oecuménisme, de ma tolérance ou de mon ouverture d'esprit mais plutôt de cette ingénuité à laisser à chacun la responsabilité de ses croyances sans tenter d'outrepasser le seuil de ma fragilité.
Car comme dit Solange "gentil n'a qu'un oeil" et comme je le répétais ce jour à un opéré plein d'humour qui me tendant "sa perche" affirmait  : "à tous les deux on en a trois". -Hélas non : seulement deux d'yeux"