dimanche 17 mars 2013

2 janvier 1955 " Has-Been" agosto 1975


Has- been


"Il me laisse sans repos. Ses pensées virevoltent autour de moi comme des oiseaux qui n'osent pas leur migration. Comment lui dire? Son esprit erre. Je vois son esprit errer et son corps agrippé à une machine, serveur docile. Depuis plus d'un an, il joue au -militant ouvrier- et la réalité émousse son côté Che Guevara. Il ne sait même plus ce qu'il fait là, dans cette usine, passant le temps sous une horloge et ses gestes calibrent chaque seconde d'un sablier qui devient son désert . De bruits et de poussière. Le soir, il écrit ou plutôt, il prend un stylo, du papier et il regarde la page. Longuement. Ses yeux tracent un estuaire où le flux de ses sens, affluents limoneux convergent. Sous le halo de la lampe, son visage se colore d'une blancheur de roche métamorphique. La page reste vierge. Parfois sa main se hasarde, tire un trait. Insignifiant. Ose un autre trait. Loin du premier, comme pour mesurer un possible. Son esprit, je le sais, est ailleurs. Et la page ne garde que la trace de l'ultime vertige devant son abysse. Chaque fois qu'il la retrouve, le dessin se complique sans livrer de sens. Dans une calligraphie inconnue. Je ne compte plus les soirées qu'il passe ainsi, prostré, écoutant -highway 61- de Bob Dylan. Il met le volume au maximum et son esprit revient au diapason de ses journées  : mutique.








Il passe des journées sans parler. Il évite de parler. S'entendre,  l'effraye presque. Le plus difficile ne semble pas de se lever à 4 heures du matin. L'aube l'éveille, surpris d'une nuit à nouveau traversée. Les méandres du sommeil gardent leurs secrets. Ces aubes d'hiver, étendues marines où il se glisse, guidé par un instinct de naissance. Un instinct d'alerte, qui l'incite à ne pas hésiter, à s'éloigner de la couche.
Son corps rejoint le hâvre : unique dessein. 
Il revêt son bleu de travail et ajuste sa nouvelle identité, ouvrier spécialisé. 
Six gestes pour alimenter une presse, trois pour peaufiner les pièces sorties du moule. Son théâtre quotidien. Il s'accroche à cette posture comme si sa vie en dépendait. Pourtant l'usine n'est plus son centre d'intérêt. Le militant qui voulait contribuer à l'histoire, attiser les révoltes et les solidarités dans les ateliers s'est transformé en animal triste, accroché à sa presse. 
Il oublie sous l'assaut des images d'hier. Sparring partner, K.-O. de souvenirs.

Il a beau chanter, ses compagnons d'atelier devinent une plainte noyée dans le bruit des moteurs. Celui qu'il appelle Luc lui apporte du café. Il pose la tasse. Se contente de l'observer, rivé à la presse. Au début m'a-t-il dit, il s'était montré plus curieux que le recruteur et surtout plus psychologue. 
Sa nonchalance, ses maladresses avec les outils, dessinaient son portrait, si bien que les hommes en bleus le surnommaient "l'étudiant". Et de répondre à l'appellation avait scellé la reconnaissance et l'aveu. Il en était surpris. Pour une fois, il ne s'était pas trouvé un type du Parti Communiste pour lâcher subrepticement à un cadre "tiens, vous embauchez un gauchiste"et déclencher le compte à rebours de l'éviction. 
"L'étudiant" s'initiait à la vie ouvrière sous l'œil des ouvriers qui l'étudiaient. Ils le forment. Lui glissent les recettes pour garder le rythme, s'économiser. Chaque jour le transforme en fourmi processionnaire. Numéro 38, atelier Moulage. Chaque jour, l'éloigne du " grand-soir", son messie matérialiste. L'usine hache sa parole. 
Finies les grandes phrases. Son savoir comme un fil trop grossier ripe sur le chas de l'aiguille. Il désapprend. Ses mots concassés par le bruit, l'isolement, la répétition, ses mots à l'épreuve : défaits.

Il lui faut toujours l'épreuve pour que son corps goûte le sens. 
J'ai eu son corps contre moi. Je sais.
J'entendais ses mots d'amour que ses mains orchestraient. Ils soufflaient, zéphyr sur ma peau. Ils m'emportaient vers l'ignoré. Il était comme un rayon signalant sa présence de sa chaleur, recouvrant en crescendo chaque parcelle de mon corps. Je l'appelais. Mes mains s'enracinaient à ses épaules, à ses fesses. Je l'appelais. Ses yeux dans mon regard décalquaient ses découvertes. Je lisais sa surprise d'être là. Je lisais ces temps passés à me chercher, vigie sur un balcon, guettant ma silhouette. Son corps à mon corps s'amarrait. Il venait de si loin. Nos corps se soudaient sous cette tension différée jusqu'à l'immobilité. Nos bouches délivraient leur aveu muet. Ses yeux voguaient vers l'abandon. Il était dans mes eaux. Tout en moi l'appelait au plaisir. Il approchait. Il... 
Et un verbe à son corps imposait le reflux. Je sentais ses muscles entrer en résistance quand tout mon corps l'entraînait au plaisir. J'entendais son souffle en révolte. Je luttais pour le garder. Mes cuisses dans une prière l'enserraient. Ma bouche le bâillonnait . Mon désir en croisade puisait toutes ses ressources pour le soumettre. Il était comme possédé. Son visage miroitait un combat qui me dépassait. Sa bouche prête à l'aveu, grimaçait le refus. Son corps se cabrait. Ses mains me soulevaient pour me désenclaver. Je devenais folle. Mon corps s'écartait du sien, centimètre par centimètre, mes mains comme des serres aiguisées se plantaient dans sa peau refusant la séparation, son visage marqué par une douleur plus forte me fixait implorant une rémission, je lui souriais, ses mains à mes hanches se crispaient plus tendrement, son visage esquissait la douceur du démenti. 
Le désir le précipitait à nouveau en moi, cognant son bassin au mien pour s'y enfouir, s'y briser. Nos corps roulaient de la couche vers le sol. Je ne discernais plus que mon prénom qu'il invoquait comme pour conjurer des fantômes. Son corps perlé de sueur semblait pleurer. Il restait ancré en moi, étonné  du périple et ses lèvres à ma peau contait de sa tempête, l'entrevue.
C'était  ce que je voulais croire.

À ces moments son visage avait l'étincelle d'une nouvelle foi. Mais déjà prêt à la perdre. Rattrapé par une nébuleuse de mots, d'expressions découvrant l'aperçu. 
"Tétanisés", il était tétanisé disait-il. Il perdait le contrôle  : "un flash". Je ne comprenais pas, j'en étais presque blessée. Je sentais une force s'interposer devant mon désir comme un oiseau de proie qui tentait de me l'enlever, j'entendais le cri glatir de sa bouche et chaque fois le combat nous reprenait. Je ne comprenais pas. Certains mots avaient une chimie si différentes en nous. L'oxygène de l'abandon devenait pour lui gaz carbonique. Le mot même ombrait son visage. Je ne le prononçais plus.
 Il envoie son corps en éclaireur. Il l'expulse hors de son système de pensée. Le livre à l'arène. Chacun de ses gestes, de ses déplacements, chaque rencontre devient un travail d'Hercule, une montée à l'autel. Et son esprit observe les tribulations, rit de ses maladresses, saupoudre de mots pour retenir des traces qui refluent. Et le commentaire comme une ritournelle enfantine conjure son présent de méprises.
Je suis sa première femme. Je voulais être son initiatrice. Je voulais lui faire découvrir la femme que j'étais. Il avait été mon premier flirt et j'avais un peu plus de 13 ans. Ces moments m'avaient éveillé au plaisir. Ils l'ont plongé dans le religieux. Je n'ai pas d'autres mots pour traduire son regard sur moi, son attention, sa demande. Je n'avais pas l'intention d'être ni une sainte ni une idole. Je me suis tournée vers d'autres aventures. Après une période de lettres de lamentation, il s'est éloigné de notre bande. S'isolant chez lui. Cela a toujours été sa manière de m'appeler. Je le sais, nous avons grandi à portée de regard. Quand nous nous sommes retrouvés au printemps 1971, il m'a avoué avoir eu une relation avec un ami commun. J'étais surprise. Il m'a raconté leurs premières caresses dans une forêt de Corrèze  où ils étaient en vacances avec ses parents et leur excitation à prolonger leurs attouchements dans la caravane familiale à la nuit tombée derrière le mince paravent qui les séparait de l'abstinence contrite des adultes, s'embrassant à pleines bouches comme des garnements dévorant l'hostie consacrée d'un rituel qui les dépassait .
J'étais surtout surprise qu'il parle de désir, de son désir à saisir le corps musclé de son complice. Et leurs étreintes avaient duré plus d'un été. Ils squattaient l'appartement d'un grand frère, se retrouvaient dans la piscine d'une cousine hospitalière ou tout simplement dans sa chambre. Le jeu leur semblait si facile tant leur enfance commune avait préparé ce lit. 
Il en parlait au passé. Avec ce faux détachement d'un mousse embarqué vers d'autres océans. Il militait. C'était autrement plus sérieux et surtout incompatible avec les homonymes corps à corps. Je ne cherchais pas à le dissuader. J'avais un autre objectif.
Là, il a atteint sa zone de tempête. Et son esprit sans repos s'est encordé à ce travail. Son corps a imposé la réponse. Son corps ni préparé ni aguerri le ramène chaque jour devant cette machine qui pulse ses pensées. 







Et je l'entends crier "Howl" d'Allen Ginsberg comme une imprécation contre lui même. Seuls les moteurs des presses rivalisent dans la rage. Ses collègues de voisinage pensent que le jeune loup hurle et de temps à autres le miment, les autres plus loin qu'il se remet à chanter et sourient.
Avant je sais, il déconnait. Il avait importé d'une autre boîte le cri qui fait mouche. Plus efficace que son credo trotskiste pour souder un atelier face aux petits chefs. C'est Roland qui lui a enseigné. Tout est dans la prononciation des mots. De temps à autre, il criait " aaaaahhhhh il est bôôô le chef" et l'echo allait s'amplifiant pour saluer l'entrée du mal-aimé. L'expression se déclinait  aussi sous la forme de salutations le matin devant la pointeuse. Les types rayonnaient à l'idée de l'entonner.
C'était avant. Ses copains d'atelier le trouvent presque assagi depuis son retour de vacances. Oh bien sur en surface, rien n'a changé, il ne manque pas de prendre sa pause de 6h30 avec eux, apporte les croissants à son tour. Ce matin devant la pointeuse, Luc n'a pu se retenir de lui demander s'il avait un problème. Un rire nerveux à accompagné son "pourquoi". Le petit homme trapu regardant son carton de pointage a ajouté " tu deviens ponctuel maintenant" et sans attendre de réponse a rejoint son poste. Une série uniforme de 4h45  attestait du diagnostic. La rectitude des chiffres imposait la sommation. L'impondérable cognait à son plexus. Il inclina la tête et rencontra le mouvement inquisiteur des aiguilles de l'horloge, réunies dans la même sentence ironique et romaine. 






"I'm down , i 'm really down, i 'm down, down on the ground, how can you laugh when you know, i'm down" les Beatles venaient à son aide. Le carton scellait la certitude, il le rangea. Six heures et demie : ce n'était que l'heure de sa pause. L'heure, le temps, son esprit esquivait les sollicitations de ces grains de sable. Son esprit était grippé. Ce seul savoir suffit à éveiller sa torpeur. Il sortit de l'atelier. Le froid de novembre s'engouffrait dans son bleu, cristallisant la sueur et cette odeur de mareyage qu exhalait le plastic en fusion. En appui sur ses mains dans une étrange prière il entreprit les seuls gestes qui le galvanisaient : faire des tractions.
La remarque de Luc le ramenait dans une constellation qu'il voulait fuir. Dès  la première série de tractions, il admit que l'ancien bûcheron avait l'œil. C'était lui qui l'avait surnommé "l'étudiant". L'avait-il observé à ses mains, à ses bras, à sa chevelure si caractéristique de ces manifestants qui faisaient la une des journaux télévises, lui ce petit homme aux cheveux gominés et à la moustache à la Douglas Fairbanks, buste sculpté à la hache, si singulier dans cette communauté laborieuse de trois cents personnes. Sous l'exercice, ses bras tremblèrent, un mot s'échappa de sa bouche "T.I.M.B.E.R". Son corps s'aplatit sur le bitume. Son être n'était pas un chêne. L'image lui arracha un rire ironique, il se redressa. La nuit tirait encore son rideau sur ce monde. Il aimait les métaphores et sur celle-ci retourna dans l'atelier. Le ronflement des presses couvrit son entrée. Le carton de pointage l'attendait sur la pointeuse. Son regard chercha Luc qui s'affairait devant les potentiomètres des températures des presses. Son esprit traduisit la pose de son interlocuteur  d'un  : "alors je chauffe !" Il haussa les épaules pour conclure son monologue. Et fit trois pas dans sa direction. Luc, dans un réflexe de lutteur de gréco-romaine pivota dévoilant son visage sourcilleux. Il pila, soutint le regard de son compagnon et crût qu'un pieu pressait son plexus jusqu'à bloquer sa respiration. Les bras croisés, Luc opina de la tête : "d'après moi, en plus, tu bois trop de café". Les regards de ses comparses d'atelier s'employaient à décrypter  leur soudaine curiosité. Il revint vers sa machine pour désamorcer . Thérèse et Antoinette avaient anticipé son mouvement et n'étaient plus que deux paires de mains jonglant, imperturbables avec les composants des disjoncteurs. Partie remise. Il ouvrit la presse.   
Cela faisait deux ans qu'il était dans cette usine. Prolétarisé. Il actionna le levier de commande. Une manière de fuir ses cours d'histoire en fac. La mâchoire supérieure de la machine obtempéra. Mode 73/74 : l'étoffe des héros. Il la regarda descendra sur sa jumelle. Y croyait-il vraiment? Il était devenu la pièce d'un puzzle. Les mâchoires se refermaient. Pris. Il était prisonnier. Des pensées en horde revenaient. Il abaissa légèrement  le levier pour dégazer la matière en fusion, referma. Sa saga ouvrière ! Des épanchements : "ah si nos vies". Les moteurs métronomes orchestraient un blues irrépressible. Il commanda l'ouverture. La mâchoire remonta. Il n'y avait plus de "si" dans son mental. Il n'y avait qu'une coulée d'équivalence profilant le néant. Son néant. Il crochetais les huit empreintes plastifiées du moule pour les poser sur le plateau alvéolaire qui dosait la poudre. Les pensées sérielles produisaient leur opus. Il dégaina le compresseur. À peine élu délégué du personnel, par manque de postulants. Et souffla d'un jet les traces de plastic collées au moule.
Le souffle aussi venait d'emporter son engagement, ses croyances, sa révolte. Il fit glisser les empreintes sur l'établi et rechargea le plateau. Un jeu d'enfant. Sourit. Tentative pour retrouver un équilibre, un semblant d' équilibre quand chaque geste révèle ce drôle de glissement, des mots, des objets vers l'univoque, vers la folie.

Le regard de Thérèse devait le suivre. Lire ses pensées ! Il se retourna pour emboîter le plateau sur la matrice d'acier et la remplir. Thérèse savait toujours tout. Il referma le moule et se retourna. Les mains de la pythie rousse embobinaient le fil de cuivre. La dextérité des couturières ! Il esquissa un sourire. Son esprit jonglait avec des fragments de sa mémoire. " je connais Marie-Jeanne". Il se souvenait de l'interpellation de cette voisine d'atelier comme d'une flèche perforant le bruit ambiant. "Ta mère m'a enseigné la couture". La phrase avait roulé son trouble dans son entendement. Sa mère. Sa mère, estimée. Et il avait écarté un début de fierté de trois mots : "à moi, non". Elle était restée un moment immobile devant lui jusqu'à ce qu'il ramène  son regard dans le sien. Il en avait trop dit. Ils le savaient. Il l'avait laissée traduire les hiéroglyphes soudain apparus à son visage. Seule forme d'aveu. Thérèse savait recueillir les confidences. Elle troquait.. Dosant avec subtilité ces parts d'elle offertes en contrepartie. Dans le face à face imposé par la disposition des postes de travail, leurs regards se cherchaient, se scrutaient, s'esquivaient, leurs regards, huit heures par jour les réfléchissaient amants, frère et sœur , les renvoyaient murés ou ailleurs de part et d'autre d'une infranchissable frontière. Ils ne se mentaient pas, ne se révélaient pas non plus. Entre eux aussi, un troc.
Un rire nerveux le secoua. D'un coup de lime il ébavura les pièces brûlantes. Sa mémoire projetait la version Thérèse en Mata Hari du syndicat. Une Thérèse météorologue  et il fredonna " i need a weatherman to know which way thé wind blows". Le vent. Thérèse avait annoncé un nouveau coup de mistral dans l'atelier de montage. Elle avait surpris les premiers signes de la dépression  à  l'aube, dans le car du personnel. Sa voisine avait tiré de son sac des composants de telerupteur à la place de ses aiguilles à tricoter. Les chronométreurs étaient passés les minima et les primes allaient changer. "Ils ont chronométré la vietnamienne" s'était contenté de dire la tricoteuse. "Les vicieux" avait répondu Thérèse. En arrivant, elle était venue lui expliquer le subterfuge. Le chef d'atelier avait mis un chronométreur sur le poste de l'ouvrière la plus ancienne. Il avait enregistré sans plus. Elle s'était énervée. " Tu es délégué ou quoi !" Il était resté coi. " La Duong, elle est insomniaque, elle suit un traitement." La "Rousse" virait au rouge et lui toujours plus impavide : «et alors, elle prend des somnifères». Sa colère éclata » et après les somnifères, d’après toi?» D’après lui, il se serait contenté des pillules de Madame Duong, il pensa à l’oubli, à des rizières sans Silvana Mangano, au napalm qui ne brulait plus le Viet Nam, au sang de boeuf maintenant séché sur les uniformes now clean de l’American legion, à des slogans anti-imperialistes peints sur le phare du port de Cannes un 4 juillet et aussitôt effacés par le zèle des services municipaux.
Ce drôle de recours aux symboles ! Une pédagogie ! Les images du passé redimensionnaient l’interrogation et rappelaient une mise au point.
C’était une belle nuit d’été méditerranéen. Calme, chaude, presque claire, un cliché de paradis terrestre. Si ce n’était ce gros porte-avions US, irruption du réel. Ils s’étaient scindés en plusieurs groupes. Les guetteurs étaient en couple déambulant sur la digue d’appontage des barges américaines à la pointe de la longue digue. «Les graffiteurs » attendaient le passage de la navette ramenant le GI’s guillerets. Ils avaient choisi une barque de pêche et s’étaient emparés des avirons. A la pointe de la digue la lampe de poche donna son feu vert. Ils se mirent à ramer. Leurs cibles trônaient au milieu des eaux du port comme un gros sapin de Noël clignotant dans l’indifférence. Ils étaient venus modifier la décoration. Nerveusement les mains expertes agitaient les bombes de peinture. La barque aussi semblait s’agiter sur cette mer d’huile. Une bataille venait de commencer. Les jurons étouffés maudissaient les avirons trop lourds qui résistaient à l’énergie anti-impérialiste des rameurs. Le sapin était si proche. Les yeux des graffiteurs  calligraphiaient des slogans vengeurs. Le sapin était encore lointain. Sur la digue des lampes s’allumaient ajoutant à la confusion. La trajectoire de la barque entamait une sinusoïde tendant à prouver que le chemin le plus court peut paraître une éternité. L’équipage était devenu muet mais l’on sentait monter des réminiscences de prières mêlant l’Ancien et le Nouveau Testament. Les premiers effets favorisaient une approche par tribord. De toute manière il ne restait plus qu’un aviron, les autres ayant été jetés par dépit. Les graffiteurs trop contents d’atteindre l’objectif étaient déterminés à écrire de droite à gauche leur «FLN vaincra-US Go Home». La décoration devenait hardie mais plus déchiffrable que le ballet de lucioles sur le promontoire. Il fallait réagir. Comme un seul homme les éphémères matelots se jetèrent à l’eau pour regagner le quai. L’épisode tournait à l’héroïsme.En attestaient leurs jeans et leurs T-shirts trempés freinant leur nage. Délicieusement...
Deux cent soixante milles tonnes de bombes étaient tombés sur Long Bien, le pont reliant Hanoi au port d’Haïphong. Son esprit slalomait l’espace-temps. 








Il tentait d’imaginer deux cent soixante mille tonnes de bombes sur le boulevard Paul Doumer reliant Rocheville à Cannes. La guerre du Viet Nam était finie depuis six mois. Finie le mot comme une lame incisa son esprit : tant de choses étaient finies.

«Pourquoi n’es tu pas déléguée du personnel» lança-t-il à Thérése pour se soustraire à des images irrémissibles. Il ne connaissait même pas madame Duong. Ils s’étaient croisés. Et n’avait pas eu l’attention de lui glisser un mot. Le regard de Thérése fixait la porte de l’atelier. Il le suivit. Un groupe d’hommes venait d’entrée. Il prit une pièce brûlante pour l’ébavurer avec la lime. Ses mains cautérisées renonçaient au port des gants. Le plastique avait refondu sa ligne de vie en de nombreuses ridicules trompeuses pour toute chiromancie et pour les apparences. 
Sa question restait en suspens. Les mains de Thérése toutes à leur monologue épelaient télérupteur sur télérupteur, glissant un regard sur la production de sa voisine. Le chef d’atelier avait rejoint les hommes affublés de blouses blanches qui tournaient autour des presses de Luc. Les grands garçons semblaient s’enthousiasmer sur les beautés de la technique. Scénario habituel : l’étonnement suscitait une distanciation de la machine, recul de deux pas pour une vision champ large. Puis après la première séduction, une approche presque féline pour surprendre un défaut, un bruit inhabituel, une fuite, un niveau défaillant ; cet indice essentiel, excitant qui lancerait commentaires et hypothèses et si «l’enfant» s’avère sans défaut, on ne le quitte que d’un oeil pour passer au suivant. 
Le suivant, cette fois c’était lui ou plutôt «la Pinette» comme le précisait la plaque signalétique mentionnant naissance et mensurations. Elle n’avait rien d’une enfant d’ailleurs, c’était l’aïeule de l’atelier à la couleur monochrome vert industrie, terne et passablement écaillée. Rien à voir avec la nouvelle ligne des presses thermoplastiques, cockpit jaune d’oeuf et leur plexiglas, carrosserie monobloc vert olive du moteur, assortie à l’armoire de commande bardée de thermostats, d’amperemétres, de boutons de commande diverses. «La Pinette», c’était surtout pour lui Sainte héléne, l’isolement et cette ultime déconsidération pour l’ouvrier spécialisé d’être l’attribut d’une bécane périmée. 
Les touristes jetaient un regard vaguement compatissant. Ses mains machinalement ébavuraient les pièces, son visage souriait, irradié par des souvenirs de grand-mère, sa grand-mère d’un autre siècle aussi, qui l’avait accueilli, élevé. Il était si familier, si séduit par ce qui pour autrui semblait désuet. Il ne pouvait s’empêcher de sourire à cette connexion. La sonnerie de la «vaillante» retentit. Il se retourna, saisit le levier pour commander l’ouverture, la nonna lui souriait, sa main de lavandière serrant la sienne, un sourire des lèvres pour ne pas découvrir ses gencives édentées. Il se retourna pour récupérer le plateau. Un touriste tendait la main vers les pièces. Il entendit le claquement de la mâchoire supérieure en fin de course et le cri guttural du curieux. Il débraya illico. Les pièces étaient à terre. L’échaudé entouré par les siens ventilait avec insistance sa main dans une tentative désespérée de rembobiner la séquence. Son cri monocorde laissait son entourage dans l’incompréhension d’autant que l’ouvrier avait repris les empreintes à terre, se contentant de les épousseter. Le guide lui, bataillait avec le mode d’emploi de la trousse des premiers secours. 
Luc, aux premières loges affichait un sourire goguenard en direction de Roger-réponse-à-tout qui proposer vainement une pomme de terre récupérée à la cuisine voisine. Les bras du chef protestaient montrant les affiches de sécurité trônant depuis le passage de l’inspection du travail.. L’ouvrier négligeant restait imperturbable tandis que les cadres perplexes enfilaient docilement les gants, attentifs à la leçon. Le blessé tout à sa surprise semblait envahi de réminiscences scolaires «jurant mais un peu tard qu’on ne l’y reprendrait plus».

La tension gagnait en intensité sous l’effet de moindre résistance de la cause de tous ces mots, attelée servilement  à sa mécanique tâche. 
Le chef s’approcha de la «Pinette». Le numéro 38 fixait  les mâchoires du moule à nouveau réunies. Ne sentant que les effluves du plastique en fusion. Il dégaza. Poussa le levier pour ouvrir et entendit distinctement la machine offrir son ouverture en solo, accompagnée d’un hurlement : «mettez vos gants». Le chef d’atelier lui faisait face. Dans un quasi silence. Ou plutôt opérant de la tête un mouvement pendulaire entrainé par l’inconcevable  : l’arrêt des moteurs. Et ses yeux découvraient horrifiés que ce n’était pas une panne. Juste un sourire. Celui de Luc, de Roger et un geste à l’arrière de chaque presse, réenclenchant les sécurités supprimées après le passage de l’inspecteur du travail.

«Qu’est ce que vous faîtes?». Sa stupeur avait pris la forme interrogative. Les touristes commençaient à se sentir abandonnés. Leur guide était dans une arène. «Remettez-moi tout cela en marche». Sous l’ordre pointait déjà l’imprécation, modulée sur le tempo assagi des presses. ?Interloqué, le chef s’était tourné pour suivre l’indication montrée par la main de Luc. L’affiche trônait sous l’horloge de l’atelier. -Priorité à la sécurité-. Le film se déroulait en direct, non sous titré et les touristes avaient quelques peines à suivre d’autant qu’il n’y avait pas de dialogue. «Vous passerez à mon bureau à la relève de 13 h», éructa l’indigné en rejoignant les spectateurs beaucoup moins intéressés par une technologie hantée par le facteur humain. Luc avait haussé les épaules et Roger s’était approché de «la Pinette» en fredonnant «parole...parole...parole» de Dalida. Ils n’allaient pas obtempérer sachant trop bien que cet exercice d’autorité ne leur était pas destiné.
La pointeuse assombrissait ses pensées. Luc reviendrait à la charge le presser de nouvelles questions. Son esprit afficha l’estocade. Ses yeux fixèrent l’horloge. Les aiguilles comme deux mains en prière invoquaient le ciel. Le temps ne lui avait jamais témoigné une telle sollicitude. Cela ne dura pas. Il en fut rassuré. Munies de leur sécurité, les presses ronronnaient leur provocation manifeste. Au travers de la baie vitrée de son bureau, le chef décochait des oeillades qui trahissaient son hésitation à réapparaître dans l’atelier. Sa main accrochée à une gitane incandescente s’escrimait à soutenir une conversation téléphonique. A le voir manipuler son combiné, l’incident continuait de le tarauder. A n’en point douter, il vitupérait contre son interlocuteur. Le chef d’atelier était de la vieille école, il désapprouvait ces visites d’atelier que lui imposait le responsable du bureau d’études. 
Allez faire comprendre à un col blanc ce qu’est un atelier de production! La gitane virevoltait dans l’impuissance devinant un peu plus la provocation de l’un et la détermination des autres. S’était-il fait pièger? Son regard balaya l’atelier et son oreille se fit distraite. L’air ravi de Luc glissant ostensiblement ses conseils à chacun l’intrigua. Il jugea préférable de s’asseoir afin de ne rien laisser paraître de son état d’esprit. C’était trop tard, ils avaient compris. Il se sentait pris en tenaille et l’autre au bout du fil, mielleux à souhait, livrant ses conseils en management ; un avant -gout de ce qu’il lui préparait pour la réunion hebdomadaire inter-services. Il raccrocha. La gitane avait sauté de ses mains le gratifiant d’une ultime brûlure. S’il fumait au moins des cigarettes avec filtre! L’exclamation de sa femme cinglait comme un adage. 
Il devait trouver des filtres sinon il se ferait brûler par les deux extrémités. Il alluma machinalement son inspiratrice. Il ne restait que quelques minutes avant la relève de 13 h, il inhala.
De l’autre côté de la vitre, l’activité en régime de croisière dessinait une surprenante hilarité sur les visages. Des pensées paradoxales travaillaient «l’étudiant» : le travail d’usine avait du bon : il l’épuisait. Le bruit avait du bon : il l’isolait. Luc s’approcha de lui : «je me charge de la relève, on va jouer les prolongations». De la tête il acquiesça. Sans autre commentaire, Luc s’était dirigé vers la pointeuse pour partir en délégation et convaincre l’équipe de l’après-midi. Il se sentit soulagé. Le travail d’usine allumait des contre-feux à ce qui le calcinait.

13 h 30
Il s’éloigne du zoo et retourne à sa jungle. 
La voiture frêle esquif porté par un courant inexorable, dérive. Sans destination. Que ce flux de passé immédiat. Ses sens dans un bouillonnement anarchique précipitent sa mémoire dans des senteurs de musc, des appels lancinants, des sentences irrémédiables. 
La route toujours serpente et monte. Valbonne, Châteauneuf de Grasse, Gourdon, spirale invisible à travers le temps. Il est dans l’opacité du temps. Il est dans cette surimpression du passé et du présent, coulé dans un apprêt, son esprit tanné. La trajectoire comme un appel hypnotique le convoque à son point limite, un lieu qui domine la vallée jusqu’à la mer et qui pointe son abîme, le début de son vertige, de ses peurs, de sa fuite. Je crois qu’il aime ce lieu comme une cime atteinte : une fois. 
Je crois qu’il en a peur tant il se mure à tout questionnement. Il a choisi la culpabilité plutôt que la vie. Il a choisi la pétrification et ses mains seules le guident sur le chemin de ronde cherchant une empreinte de son passage, sa trace : fossile.
Ce n’est pas la nostalgie qui le ramène ici mais cette vocation à la culpabilité qui lisse son visage angélique. C’est sa vie. Pour mon malheur. A le suivre ainsi à chaque pas, je discerne le glissement de son être voué au renoncement. Souvent je me suis révoltée à le voir ainsi s’accommoder de la défaite. Souvent j’ai cherché à tordre le cou à cette inconnue entre lui et moi. Cette peur, sa peur, de vivre, d’aimer, d’être. Je crois que j’ai aimé sa peur. Je l’ai aimée pour la braver, pour l’abattre. Et il m’aimait pour ce combat. Etions nous fous?
Maintenant je l’observe avec détachement. Je sens combien sa pensée habite son purgatoire projeté un jour de septembre 1972. J’emploie un terme de son langage, il est tellement moulé à ce discours catholique qui gangue encore plus son corps sans foi. C’est un enfant de la plainte. Il a été nourri aux larmes des deuils et des blessures, des frustrations des femmes. C’est son monde. Un périmètre de souvenirs autour d’une maison et le bout de son monde, ces rendez-vous au cimetière accompagnant sa grand-mère. Les dits de grand-mère : son initiation à la vie. 
Notre rencontre a déplacé ses frontiéres. Rien ne l’y préparait. Je conjuguais ma vie au présent. Il ânonnait un futur antérieur qui insufflait à son corps une lenteur définitive. Parfois j’en venais à penser que le temps était pour lui aboli. Il avait 18 ans. Avait-il donc l’éternité?  
La tristesse que je décelais derrière ses lunettes dans son regard adulaire avait l’ambiguité d’un silex poli et dur  et je dansais devant lui pour l’éveiller, lui rappeler des élans primordiaux. Pour qu’il me suive. Il demeurait immobile dans une retenue, gauche, embarrassée. Seul ce regard un peu myope, un peu astigmate s’accrochait à mon mouvement comme un passager arrière d’un de ces bolides à deux roues, condamné à faire confiance au pilote. Aimanté. 
J’en étais presque fière jusqu’à ce que cette persistance me traverse d’un doute. Me regardait-il? Son visage se métamorphosait en mon esprit sous l’assaut de l’interrogation. Mon corps rattrapé par la pesanteur se chargeait de colère. L’évidence me glaçait. Je lui retirai son masque de Gorgone. Ses yeux clignaient sous l’effet de la surprise, accentuant ses sourcils très réguliers et ses pupilles sombres implantées en profondeur. J’étais troublée, la vampirisation appréhendée ne s’accordait plus à ce regard plongé dans le flou, offrant une douceur inaltérée de couleur automnale. J’émis un «c’est beau» qu’il prit à en rougir pour un compliment. Son visage décontenancé versait dans la débâcle. 
Ses yeux ne cillaient plus comme déconnectés de son esprit et de ses sens. Leur fixité édifiait un passage étroit où je me précipitais, gagnée à l’idée de trouver la réponse à ses tergiversations. J’étais convaincue qu’il me fallait y plonger pour comprendre ce qui nous liait. Je n’avais jamais observé un regard de si près. Si intensément. J’étais happée par ces orifices irisés dont le moiré répercutait un écho de plus en plus scintillant. La tension poussait mes mains à ses joues cadrant un visage que je ne voyais plus. J’entrais dans ces cônes comme dans un puits de mémoire, scrutant effrontément la surface miroitante qui s’assombrissait, envahie de toute l’encre noire de ses pupilles. 
J’insistais pressentant des blessures sans nom. Les scintillements redoublaient, je reculais un peu surprise de voir mes mains épouser son visage, surprise de voir mêlée à l’encre une eau abondante noyant son regard, surprise de sentir ses larmes couler sur mes joues. La synchronie de l’émotion me désemparait. Je n’osais plus le regarder ni retirer mes mains de son visage appréhendant une dislocation sous la poussée des larmes. Je luttais contre mon imagination cherchant un mot, un geste qui dénouerait cet état. Sa confusion me rattrapait, j’avais envie de disparaître. 
«Tu déposes tes larmes dans mes yeux». 
Le murmure envolé de sa bouche vibrait de gratitude. Je ne retenais que la tonalité de sa voix et sa longue expiration qui annexait mon souffle à son souffle dans un rythme ralenti. J’étais amarrée, sans voile, portée par la musique de ses mots dont la sentence m’échappait. Je le serrais contre moi pour matérialiser sa présence et sentir l’unisson de nos battements. Il prenait vie. Je respirais. Ses mains retrouvaient mon corps : «je vois, je vois». Toujours ses irruptions ironiques, son auto-dérision. 
Je ne comprenais pas vraiment sa perception de la réalité tant il l’enrobe dans un discours bigarré où il se fond. J’exécrais même sa propension à inclure notre relation amoureuse dans «une perspective historique». Il se recroqueville toujours dans un discours militant quand l’intimité le plonge au plus profond. Devant l’amour, ses mots buttent sur un présent trop vif : à le désincarner. C’est un militant qui ne sait pas s’engager. Dans sa vie. Une certaine clairvoyance peut habiter un corps de pierre et inciser l’embryon de conscience qui réclame son sas de secours.
Depuis son esprit le conduit, somnambule dans des allers et venues des préalpes au bord de mer et il s’imagine que ces trajectoires en tangence au manque vont l’acclimater, l’immuniser de la folie tant redoutée. 
Sa logique me surprendrait si je ne savais pas ce qu’il ignore quand le crépuscule le ramène dans sa matrice, ce lieu tutélaire où survit sa grand mère. Il vit là auprès d’elle dans un pacte muet. Il lui tient la main, la borde, verse le rhum de l’ultime ivresse pour vaincre le crépuscule. Quand le délire la rattrape, les bras du garçon se referment dans une vaine protection. 
Il n’a jamais su éloigner ses fantômes et ses pleurs jamais tarir. Il est à côté. Compagnon de la déroute, dans un accouplement minéral, sculpté par les larmes et ce dépôt calcaire des circonvolutions du malheur. Dédié à un conte de vieille femme sur son monde dépeuplé, psalmodiant le testament ancien de leur alliance lacunaire. Unique fidèle. Unique fou. Il écoute jusqu’à ce que les mains de la conteuse empoigne son bras dans une greffe malhabile du désespoir, soudain silencieux. Il n’entends pas. Que ne donnerait-elle pas pour qu’il comprenne? Qu’il la libère. Et le disciple impénitent doucement la repose sur sa blessure avant de s’effacer.
Il regagne sa caverne portant à ses lèvres la bouteille de rhum dans un dernier partage mais l’alcool n’avive que son trouble. 
Ne lui a-t-elle pas tant de fois murmuré «sei un’ Tosello»? Comment ne serait-il pas uni à cette vieille femme qui se meurt chaque jour dans ses bras et qu’il tue verre après verre. Il ne porte pas son nom. Il n’est pas la chose nommée! Il ne devrait pas en rire. Il rit. De ses poumons l’air se retire, esquissant un tressautement aux commissures des lèvres. Sa mémoire des failles s’accroche à des aspérités : le sanglot de la voix, cette pression empressée comme un bégaiement sur sa peau. Il a entendu dire qu’il avait été effrayé la première fois qu’il l’avait vue à l’âge de quelques mois. Ce rejet du visage du malheur pourrait le rassurer et sa candeur le guide vers d’autres certitudes. 
Elle est sa vierge antique drapée dans sa souffrance. Si souvent elle l’a porté, si souvent elle l’a veillé. Ils ont fait corps. Il l’a aimée sans redouter par ce qu’elle était là à ses côtés devant l’immensité. 
Et la liturgie du malheur comme une seconde peau s’est collée sans effort, sans violence et son insidieuse beauté s’est transfusée par capillarité. Il a bu le lait et les mots. Il a habité son monde comme un privilège. Tenant le fil d’un étrange rouet : confident dépassé, conquis par la mélopée ponctuée du fatidique «voglio morire». 
Sa vue s’est faite opaque, son oreille distraite, son corps nonchalant. Les dits funestes travaillaient livrant son esprit à l’ingénuité. Il demeura soumis longtemps, trop longtemps pour ne pas revenir soir après soir, féal figé, accomplir l’insensé. Ses nuits ne portent pas conseils comme le suggéraient les proverbes de Maddalena.
Ce soir il voudrait l’oubli et ne trouve que l’hospitalité d’une douche où épancher l’indicible. 
Son corps voue un culte à l’eau, à cette eau courante, pluie de promesses, douces caresses. Son corps réclame, se cabre, mendie et l’illusion apportée par la pression domestiquée le plaque contre le carrelage lisse, froid. Alors pour ne pas glisser, s’effondrer, il empoigne son sexe, s’y agrippe jusqu’à le sentir raide, pour le hisser dans un état aigu de conscience de la scène, de sa vie, de tous ses rendez-vous manqués, délibérément manqués et sa main sans faiblir accompagne le seul épanchement de larmes dont son corps est capable. A cet instant la vindicte le reprend pour lui arracher l’imprononçable et l’amener par de là le silence vers la page.
Sa bouche n’articule que les paroles des  chansons qui s’échappent comme des incantations. J’entends toujours le début «Once upon a time you dressed so fine..» puis il se penche sur la page que sa main hésitante semble survoler ne sachant trop sur quelle piste atterrir. La page blanche semble lui miroiter son chaos. Longtemps sa main a choisi de ne rien transcrire. Des arabesques entre dédale et encéphalogramme lui suffisent. Il ne les délaisse que tardivement pour s’allonger. 





Un soir il a entonné «something is happening here but you don’t know what it is, do you Mister Jones» et des formes ont succédé, moitié de visages séparées par des tiges de fleurs imprécises, un corps de danseuse aux bras prêts à l’envol. Les pictogrammes rudimentaires sourdent son désespoir sans voie. La première lettre dessinée fut un V et j’étais convaincue qu’il représentait un oiseau, tant il faisait des nuées de V semblables à un dessin que je lui avais offert. Et puis un mot s’est imprimé surplombant la page de sa semonce -Vae- ; son premier mot dans une langue morte. Les autres lettres suivirent en ce début d’hiver 1975. Il calligraphie voyelles et consonnes dans un agencement aléatoire. La composition offre un ballet de signes dont le rythme saccadé au diapason de ses journées concasse l’articulé «sujet/verbe/complément». Et l’amas de mots jonche des pages orphelines, propositions effondrées que l’inscription là teste. Il n’avait pas imaginé ce moment. Son esprit timoré n’a songé qu’à la fuite, à cette issue magique qui l’épargnerait. 
Et le temps pour chacun est venu. Son corps s’est arc-bouté sur des pages, s’arrimant à des mots dont le sens se dérobe : mis à nu.
Un cahier à spirales des papeteries Hamelin dénommé CONQUERANT égrène sa comptabilité imprécise de l’éphémère. Quelques mots sur le fronton des pages, obituaire de ses batailles intérieures surplombent le tu :
«quousque tandem» ....»credo quia absurdum»....  «ou phrontis». Et l’encre sympathique portent les dits obscènes de son malheur, cercles de feu que soir après soir ses yeux visionnent. Oraison d’impuissance. Il n’écrit pas. Il cultive des idées mortiféres depuis longtemps ensemencées et qui n’osent pas trouver le jour sur ces pages quadrillées. Il ne semble pas s’en étonner. Il est du monde des vaincus. Portefaix silencieux de la plainte. Les mots de la réprobation peuplent son esprit. L’arraisonnent : «vae victis». Prétérition infinie. Son esprit désemparé s’escrime dans l’abstrait, veuf de toute vie.
Je n’en suis pas surprise.
Il est au rendez-vous du refoulé où métaphores et métonymies ne l’exonérent pas de l’épreuve. L’hermétisme de ses mots répandent d’inaudibles S.O.S mêlés à cette haine secrète de lui-même, petit Sisyphe attaché à sa pierre comme à un joyau. Et il ciselé dans son effroi des phrases emprisonnées dans des ratures, livrant leur message débonnaire : «l’esprit ondoie sur ce qu’il fixe/ l’être se confond et s’immortalise/exit stanza»

-Ne suis plus de ce monde
Ne suis plus-
Et prolifère à l’orée de sa conscience aride les brins de mon empreinte. Entre ses souvenirs se fraie le verbe qui m’authentifie. Il est désemparé. Il a toujours été désemparé devant la vie et son esprit s’imagine livré à l’avalanche des souvenirs et ses pensées virevoltent comme des oiseaux de proie au dessus de mon corps exsangue et monologuent des succédanés d’anciennes mises en garde qui zèbrent le cahier :

-il me laisse sans repos.
De quel droit invoques tu ma mémoire!
De quel droit témoignes tu de mon passage!
De quel droit joues tu avec le trouble suscité par ma si brève existence!
Pourquoi ces ressassées?
Je n’ai jamais eu le temps de goûter à l’amertume des échecs, des glissements des fins!
Osais tu me prendre pour une minette quand je glissais de boite en boite sur ces airs rock and roll?
Je n’avais ni le temps de provoquer ni celui d’expliquer. Nuit et jour, ma quête du souffle m’imposait l’essentiel.
Toi qui fus si près, n’oublies jamais la voie lactée qui nous séparait quand ma respiration haletait!
Que crois tu révéler, qu’as tu pu saisir?
Je ris de ces images que tu dessines de moi. Mes yeux bridés sans Orient, l’asthme, un yoga pour nul nirvana!
Tu n’as rien retenu de mon enseignement! Si pesant est ton corps fantôme!
J’ai vu la terreur dans tes yeux, tant de choses étaient mêlées!
Je voyais ma mort dans tes yeux, je voyais ta peur et j’attendais de toi l’énergie de la vie, tu savais combien mon temps était compté!
Je suis partie à Paris, tu ignoreras toujours combien je t’aimais, tu ne sauras rien de l’amour, n’ayant vu ce que mon être condamné était prêt à donner!
Tu me fuyais et tu fuyais la vie. Tu as oublié tous les secrets qui nous liaient, les chemins parcourus, tu as laissé la peur te posséder!
Je suis revenue vers toi, tu as pleuré, il t’a toujours fallu du temps pour comprendre!
Ce lent travail de l’intellect à sous-peser toute chose!
Les regrets, les remords, toutes ces larmes d’aquarelle m’ont toujours fait injure!

Dans la cacophonie, son esprit n’effleure même pas ces brins de mon être qui vont leur chemin bienveillants et muets, points d’interrogation sur son existence et le laissent sans repos.