samedi 8 août 2015

7 aout


j'ai sorti deux photos de mon porte-feuille et j'ai ouvert les fenêtres en grand donnant sur le jardin. Il était 6 heures du matin. La brise s'engouffra. 
Cela fait quarante ans que je les garde au plus près de moi, comme le bien le plus précieux. Je ne les regarde pas. Elles sont avec moi. Ce ne sont pas des photos. ce sont des blocs de temporalité comme un bloc géologique superposant des tranches fossiles d'une époque, sédiments de rires et de larmes, de luttes et de deuil. Deux clichés, dont un découpé dans le journal « Rouge », chronique du décès, datation 7 aout 1975, l'autre photomaton hâtif 71/72 graffité au verso d'un "je t'aime...! Longtemps….! ». Deux clichés dénichés après la tempête dans le ressac où je me terrais.
Tout était saccagé : dans mon esprit. 
Je devins silencieux. L’usine favorisa le silence. La mécanique des tâches asservissant mon corps éroda les pensées savamment tissées dans mes jeunes années. A la sortie de ce taff, je m’enfermais au rez de chaussée de la maison des « Tosello », la nonna tapait à la porte « tu es 

rentrée », vers 23 H Jacqueline apparaissait, la chevelure blanchie en quelques semaines, je nous remplissais des verres qui ne nous brulaient pas assez. La mère parlait au présent  du passé. J’écoutais cette femme invoquer son enfant que j’avais si mal aimé. Quand la nuit gagnait le jour nouveau, elle se retirait. Je l’accompagnais jusqu’au portail. Elle me serrait contre elle et murmurait « tu ne vas pas faire de bêtises ». Je restais sans voix et la regardais s’éloigner arpentant la rue, se retournant tout les cinquante mètres, agitant la main comme une ultime caresse. A 5 h je pointais à nouveau. Trois années s’écoulèrent , ma grand mère mourut, je quittais l’usine, les clichés dans la poche. Quand j’ouvrais mon portefeuille, ils me regardaient. C’étaient leur fonction. Offrir un regard distancier. Rien à voir avec de la nostalgie. Il ne serait jamais question de mettre à distance cette douleur. Je vécus, survécus comme un automate, aimés par de jeunes femmes bienveillantes qui cherchaient à me sauver de moi-même, vainement. M’invitèrent à écrire. J’évitais sans prétexte. Le cataclysme n’était qu’en moi. Parfois je questionnais les clichés. Ils répondaient « tu as failli dès ma mort programmée ». C’était si vrai. erreur irrémissible
juillet 72, l’hopital Pasteur dix jours de coma après une crise d’asthme, 30 jours de convalescence et l’avis médical comme une guillotine. Me souviens combien la peur m’avait saisi et combien la faim de vivre l’avait gagnée. Fut exilée six mois en sanatorium à Briançon.

Le 7 aout 1975
Elle mourut.

Quarante ans ce sont écoulées, j’ai une fille de 20 ans, une autre de 15. 
Je pense à toi Pat en les observant. 
Je pense à la précocité de certains êtres dans les épreuves de la vie. Je pense à l’énergie, à la consumation, je pense à cette épiphanie des corps quand le plaisir rencontre, je pense à la jubilation, je pense à ta jeunesse et à ta mort .
Quand la peur m’a abandonné, quand les enfants sont nés, je me suis dit qu’il fallait les préparer, les alléger de cette culpabilité qui suinte du langage, des convenances, de la vulgaire vulgate religieuse, qu’elles cherchent leur chemin avec la pertinence de leur jeune savoir, qu’elles aient confiance en elle, en leur désir, qu’elles s’avancent à leur rythme sans a priori, hors des conformismes de toutes sortes, des impératifs grégaires à faire comme « les autres ».
J’ai deux enfants. 
Je les ai eues à 43 et 48 ans, leur mère est une femme décidée, pulpeuse et matérialiste, que je n’ai probablement pas su aimer. Aussi.

Deux comme ce que nous aurions dû avoir s’il ne t’avait pas fallue avorter en 1971. 
Clandestinement, hors la loi de 16 ans, bravant la cupidité et le moralisme de certains médecins d’alors. 
Ma mémoire est vive de cet été 1971. 

« étrange est la vie » mais nous ne faisions pas de rêves. 

Jade me dit qu’il ne faut rien regretter sous peine de souffrir doublement. 
Elle ignore combien tu faisais tien ce théorème mais elle sait 
combien il m’en coûte de ne l’avoir pas assimilé.