mercredi 30 novembre 2016

Où coule le rêve




L'eau limpide, l'eau grossie des fontes récentes, coule.
Elle lèche les branches brûlées par le froid de l'hiver, les pierres polies par son cours.
Indifférente, au temps, à sa présence, à leur présence.
Il regarde le soleil épouser la ligne de crête. Ses rayons aveuglent sans réchauffer. La silhouette d'une femme se dessine sur le pont. Elle fait légèrement écran.
Il cligne des yeux et Nanautzin disparaît derrière la colline.
Seule son aura rougeoyante marque sa présence.
 C'est l'heure qu'ils ont choisi pour le rituel imposé.

Il regarde l'eau, écoute.
Plonge hors du temps. Ses mains tiennent l'urne funéraire. Légère.
Il va l'ouvrir. Il va répandre les cendres du pêcheur dans son élément.
Dernière pièce du puzzle au pays "des milles sources".
De la route, elle fixe ce qu'elle a tant de fois visionné dans les cinquante cinq jours du calvaire de son homme.
Elle a froid.
Immobile.
 Elle est envahie de ce froid qui l'a saisie quand les flammes et le cercueil n'ont fait plus qu'un, de ce froid devant le corps méconnaissable à l'athanée, dans le costume qu'ils préféraient, de ce froid de ce matin de Noel face au visage conquis par la douleur et le teint cireux de l'hépatite, de ce froid de l'impuissance, de ce froid qui étranglait sa voix au téléphone pour appeler à l'aide.
Elle regarde l'eau et ces bribes du temps sont sans prise sur elle. Ses yeux épousent l'urne. Elle ne sait pas ce qui la hantera de ce magma de souffrance réduit en cendres dont elle est le principal témoin. Est cela aussi aimer?
Elle l'a aimé.
Elle ne porte pas son nom. Elle porte son corps à la rivière. "Laisse moi y retourner, je t'en prie, laisse-moi". La supplique sertit chacune de ses pensées. Elle n'en mesure pas les effets. Elle suit les rêves de paradis dans la tourmente. Tout ce temps elle a tamisé les mots coupés à la morphine. Acquiesçant sans feinte à son souhait de passer les fêtes dans leur maison de campagne. Et elle cousait les rideaux sous son regard en forme de promesse. Il voulait croire chaque jour que le jour du départ se rapprochait. Il préparait ses cannes à pêche. Quand il fallut l'hospitaliser, il voulut croire. Et il arpentait dans sa chambre d'hôpital, les chemins de Corrèze d'un guide touristique.
Du regard, il voulut croire pour qu'elle crut qu'il croyait.
Et la douleur eut raison du projeté. Irradiante, incessante, elle l'agenouilla. Il' se fit silencieux dans une ultime résistance, gardant dans son regard la secrète destination.

Elle regarde l'eau. Écoute.
 Et les mots déposés dans sa mémoire roulent. Les mots de l'homme torturé la glissent dans l'inenvisagé.
 "La rivière, je veux retourner à la rivière". Ses yeux de pierre en pierre recensent le lieu. Il est venu dans cet endroit munie de ses cuissardes pour remonter le cours d'eau. Il s'est désaltéré, avant de poursuivre son étrange passion. Elle le voit presque dans ses gestes souples, précis, économes, silencieux.
Tant de fois elle eût  l'idée de le peindre, de saisir l'harmonie, juste avant le déséquilibre quand la truite est retirée de son élément.
Ses yeux voient les bleus, les jaunes, les verts, les gris de l'aquarelle. Ses yeux peignent déjà. Jusqu'au bruit du courant.
Les images se superposent. "Son visage-papyrus" comme disait jami et ces herbes gelées. Comme un miroir, la rivière restitue le paroxysme de la souffrance et ce calme à atteindre : "encore une fois". Des mots balisent sa mémoire. Il était déjà là quelque part dans une vision hallucinée de ce qu'il adviendrait.
Ses yeux cherchent une réponse à son désarroi et invoquent le paysage où il l'a convoquée. Elle piste l'indice d'un ultime message.
Deviendrait-elle folle ?
 L'interrogation la fait sourire. De peur. Au diapason de la crainte de l'homme devant l'assaut de la morphine. Elle se rappelle : "laisse toi aller disait Jami, ne raisonne pas, découvre". Elle s'est sentie guidée à cet endroit sans un mot, sans un vague croquis. Elle a vu le cours d'eau chercher son lit, hésitant entre la rive clôturée, artificiellement surélevée en prévision des crues et glissant vers la dénivellation hospitalière parsemée de rochers. La mémoire de leur rencontre se décalque, vérifie. Le dépouillement. Cet acquiescement immédiat.  Ses yeux focalisent jusqu'à ne plus voir. Qu'un signe soustrayant tantôt noir, tantôt blanc zébrant l'étendue de sa conscience. Ses lèvres ânonnent  des mots qui épousent le silence. Ses lèvres qui ont tant de fois maudit son impuissance, s'avouent : "j'ai trouvé, je suis arrivée". Et le sésame libère son sourire à ces versants de collines où coule son secret avant même qu'il n'y repose.
Les derniers rayons du jour étirent en contrebas sur la berge l'ombre du garçon et impriment son hésitation manifeste.
il a posé l'urne sur la terre humide. Et l'observe d'un questionnement muet. Il se sent démuni. Il a vu l'homme souffrir, espérer, il a entendu ses poumons chercher une dernière bouffée d'oxygène. Et vu le corps inerte se rigidifier. Il est resté immobile. Vide de toute pensée pour que sa mémoire s'imprègne, apprenne.
Vide pour recueillir un instant, un éclair, un savoir.
Devant lui, l'urne borne le paysage découvert. Rune gravée d'un invisible message. Le souvenir d'anciennes et hâtives lectures lui parvient. Ces tuteurs silencieux lui laissent accueillir ce présent . "Je suis devant mon Gom-Jabbar", ô Leto, ai-je bien lu".
Le vase lui miroite son esprit dupliqué. il faut l'ouvrir, libérer le contenu.
Il cherche dans sa mémoire, des gestes, des mots qui conviendraient et ne surgit qu'une séquence d'un film de sa jeunesse "le voleur de Bagdad". Un enfant devant une bouteille magique et son drôle de djinn : "encore un coup de l'inconscient."
Il flaire la folie dans la floraison de sens. un rire nerveux le secoue et l'atavique génuflexion le ramène près du carton d'emballage de l'urne funéraire. Le visage de circonstance du préposé du crématorium y est resté accolé. Il lui tend l'objet et grimace sa compassion devant son hésitation à se saisir de l'encombrante pochette surprise.
Il entend ce besoin ironique de murmurer : "Alors Marcel, il faut maintenant que je te porte" et le visage de l'anonyme intercesseur trouve grâce en son esprit et l'encourage à agir. L'afflux sanguin cogne à ses tempes, à son aorte plus que l'émotion et draine l'impératif : "ouvre".
Ses mains s'emparent du présent avec la fébrilité de l'éprouver enfin.
Le couvercle de l'urne résiste et mobilise tous ses sens. Cède.
Le ciel toujours rougeoie au loin. un autre temps s'ouvre à lui. Ses yeux cherchent des repères, implorent sa mémoire. Il appelle ses tuteurs. Et l'univers de "Dune" lui répond : "je ne connaîtrais pas la peur, car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi."
Impréparé.

 Il regarde l'urne dont les galbes symétriques offrent le tracé de ses interrogations : "faut-il regarder les cendres de l'homme.", la question se faufile et ses mains soulèvent le vase au dessus de sa tête. "Ô Abi, je suis venu t'appeler Père et t'entendre m'appeler fils... Abi dans ce scénario inversé et tu ne fus pas épargné..."
 Il s'incline et ramène le vase sous son regard : " bois, tissus, chair : tes cendres et notre secret" Il incline l'urne et l'eau aussi se trouble. Surface pelliculée.
Cette poussière d'homme qui s'étend sur toute la largeur du cours d'eau, comme si les molécules prenaient possession avec curiosité de leur nouveau réceptacle, comme si elles cherchaient dans un ultime mouvement de retrouver leur forme antérieure.

Il immerge l'urne dans le courant et l'eau s'engouffre sans hésiter emportant l'offrande.
"Abi est ce l'oubli pour toi, est ce l'Acheron." Il retire l'urne.
La cavité contient toujours des cendres : " ô Père, encore un effort".
L'invocation monte en lui comme une invitation symétrique : "ô père, épargne-moi" mais sa main n'attend pas l'impossible réponse et plonge chercher sa vérité.
"Tes cendres dans ma main...ô Abi, est-ce, cela prendre le nom".
Sa main s'ouvre et la poussière d'homme  dans sa paume recouvre la ligne de vie.
 Il regarde.
Aucun djinn, aucun miracle. Seules des cendres dans sa main. Il repêche l'urne dans l'eau, sa main retourne dans la cavité pour extraire : "je suis venu à mon bâptéme, Abi...".
Les mots conjurent sa frayeur et pointent une ironique ritournelle de son être fissuré. Il se redresse. Ultime ponctuation.

Elle s'est approchée de la voiture, elle l'attend.
Il a remis le vase vide dans son carton et s'avance au travers de lancinantes questions. Leurs yeux se cherchent et s'embuent d'éternité.
Elle tourne la clé du démarreur. Le véhicule glisse hors du paysage vallonnée, dans le crépuscule. Il la regarde s'engager dans un temps nouveau. Il se souvient, 15 ans auparavant devant la sépulture de sa compagne : sa pensée pétrifiée. Il se souvient la mort annoncée et sa terreur à projeter son monde dépeuplé. Sa terreur jusqu'à fuir. Sa terreur jusqu'à préférer survie et lâcheté. Il se souvient de la pesanteur des mots quand le corps ne peut pas les porter et le regard devient cécité.

Il n'y a plus de mot quand on trahit l'être aimé: -sentiment de Judas-"Et Judas avait ses raisons là où je n'avais que mes peurs".
des phrases ainsi le traversent rivant son imaginaire à ces imposants boulets.

Il la regarde conduire dans ses pensées sinueuses. Quelque soit sa force son courage, il mesure sa blessure : le vertige de chaque lieu traversé avec l'autre, le vertige devant chaque objet effleuré par l'autre. Il a vu le soin qu'elle a mis dès leur arrivée dans cette maison de campagne, à remplir les vases de fleurs, à poser des rideaux, à accrocher des tableaux. Et chaque geste consacre la présence de l'absent.
Il a surpris l'appréhension de ces premiers pas et cette crainte rampante qui noue rêves et cauchemars. Il a détourné son regard comme l'on fait un pas de côté et s'est réfugié sur les pages d'un carnet qui ne le quitte pas.
-J'ai vu une chevelure blanchir sous la peine et monologuer au présent avec la disparue- a-t-il noté -puisses tu être épargnée. -

Le silence enveloppe l'implicite partage de l'impuissance et du dénuement. Sa bouche entrouverte semble happer l'air soudain raréfié. Ses mains empoignent le volant et la circonférence s'impose comme la seule réalité palpable. Elle s'accroche à ce besoin de rouler, elle ne peut pas retourner dans cette maison avant la nuit.
Elle voudrait une sorte d'effacement.
Jami se tait. Il est souvent silencieux. Il va jusqu'à lui écrire quand les mots ne trouvent pas de son dans sa bouche. Il est si différent de Marcel.
Elle pense à cette première lettre inattendue : -vous avez eu le courage de m'appeler. Vous avez affronter l'idée d'être jugée, croyant que j'étais la clé qui ouvrirait des portes plus compétentes qui le sauverait et lui aussi le croyait et lui aussi redoutait de dévoiler votre relation-.

Elle se souvient de l'étonnement de Marcel à le revoir après tant d'années.
Tout est allé si vite. La nébuleuse du cancer : diagnostics imprécis, soins approximatifs enrobés dans les discours d'usage et la douleur incessante qui sculpte le corps, le visage. La nébuleuse du cancer lui a pris son énergie. : nuits de veille , d'insomnie, quête de médecins, quête d'informations, de conseils pour affronter l'indifférence, affronter ce regard qui sait ce qui advient. Tant de fois , elle s'est sentie maladroite devant ce regard et il en riait même, décodant son embarras. Elle a trop de tableaux qui l'effleurent et qu'elle voudrait recouvrir : monochrome.
Elle ne peint plus.
Elle ne compte plus les mois. Elle a quitté ce qui était sa vie pour être auprès de celui qui était sa vie. Un choix comme un de ses sujets qui s'imposait sous son fusain, cartographiant  les méandres de son esprit avant que les couleurs s'imposent.
Un éclair alors qu'il regardait les clichés de son squelette dans le contrejour de l'atelier, repérant le contour des cellules   D'où elle se tenait, elle ne remarquait qu'une sorte de lavis sombre. Marcel répétait les propos du radiologue, ajoutant d'une voix faussement amusé son commentaire sur l'œuvre et le photographe. Elle s'était approchée de lui et la voix de l'homme était devenue plus grave : "les métastases ne visitent pas que la prostate", tandis que son index parcourait les zones sensibles de son organisme : "-tu parles d'une sciatique". Les douleurs persistantes avaient eu raison du diagnostic enjolivé. Elle s'était essuyée les mains au chiffon glissé dans la poche du jeans et à son habitude quand les premiers tracés butaient sur l'indépassable, elle avait senti le besoin de recul devant l'imprévisible de l'épreuve : "fini pour aujourd'hui" avait-elle ajouté. Ils étaient sortis bras dessus, bras dessous laissant les radios sur le chevalet.
Elles y demeuraient toujours.
Elle s'était repliée dans la maison, happée par les tâches d'intendance, l'organisation de la résistance. Vaille que vaille, il continuait de s'occuper de l'auto-école. S'efforçait de masquer les souffrances qui le minaient, lisant l'évolution de son état dans le regard de ceux qu'ils croisaient.
Il devenait attentif à la sonorité de l'échange le plus banal, la gêne d'un visage.
 La maladie filtrait les amis et les autres. Au début, il en était presque amusé et puis la représentation se fit pénible. Imperceptible, l'inquiétude progressait dans cette métaphysique du -pourquoi, moi-.
La superstition gagna son esprit. Était-il au purgatoire? Quelque part une statuette était chaque jour transpercée. -Maledetto-.
Comment pouvait-il en être autrement? Il se plia à l'expiation.
Le besoin de sens le moulait toujours plus dans la culpabilité. Il prit prétexte d'un matelas trop dur pour se retrancher dans la chambre d'ami : vaine citadelle.
Son aptitude de peintre à percevoir les nuances jusque dans ses silences, à déceler l'ombre de cette peur de la perdre quand il intégra les effets secondaires de son cancer de la prostate, l'alerta.
Elle fit le siège.
Et sa colère déborda voyant qu'il glissait dans la rémission. Une colère aussi radicale que soudaine que le diagnostic de son cancer.
Une colère contre-feu à la culpabilité, cette rivale qui s'installait entre eux.
Elle, magma d'énergie, faite de sourires, d'attentions, toujours affairée à briquer névrotiquement le périmètre cuisine-chambre-salon-salle de bain, ne serait pas une simple aide-soignante.
Elle, qui avait toujours attendu les signes de la séduction, franchit le seuil du reclus, puisant à des ressources insoupçonnées pour recomposer leur amour.

Elle trouva les mots qui disaient le désir de l'autre, elle inaugura un alphabet fait de regards, de caresses, elle rappela leurs projets toujours différés, elle se braqua sur son étroitesse comptable à ces plaisirs qui font l'existence : voyager, aller à des spectacles, au restaurant.
Chaque minute de cette nuit devenait un corps à corps à ce doute incrusté, au goût de pitié, de compassion mêlés. Elle se sentait si sûre d'elle, de son choix, de ses sentiments qu'il vit l'amour et l'aurore du jour nouveau.
Il fut convaincu qu'ils étaient vivants et cette certitude les ramenèrent dans ce lieu de Corrèze et le rêve prit forme entre joie et douleurs. Ils pilotèrent les travaux, il bricola, elle se mit à chiner chez les antiquaires. Ils...
Son pied appuya sur l'accélérateur.
 Tout s'était précipité. Et maintenant. la route était étroite, les pneus crissèrent, Jami devait la regarder. Elle n'était pas une virtuose du volant. Elle ne voulait plus penser. Les courbes trop rapprochées l'empêchaient de franchement accélérer. Que devient l'amour quand l'un meurt et l'autre demeure?
La question la traversa, elle ne put l'éviter, sa tension l'investit. elle sentit la voiture ralentir. Elle regarda le passager. Son visage avait une réponse de près de vingt ans.
-"Tu te sentiras si seule." Lui avait-il dit un soir, non pour justifier sa présence mais pour avouer la béance qui l'avait saisi. Puis pour s'excuser ou diluer sa sentence, il avait murmuré : "toi, tu n'as pas failli"-. Et la phrase semblait venir du fond de sa mémoire comme l'aveu de cette culpabilité qui le fondait.

Il avait raison. Elle se sentait déjà si seule à ce carrefour de sa vie et sa vision se troublait. Maintenant quelles routes?
Devant elle, les directions s'équivalaient dans le sans intérêt. Le voyant de la jauge s'alluma. Elle fut secouée d'un éclat de rire et sans comprendre le passager se mit aussi à rire : "je te raconterai, il faut que je fasse le plein". Et le rire les reprit, tandis que Jami sortait à nouveau son carnet pour noter une de ses lubies. Marcel disait qu'il était secret. Et quand elle lui avait rapporté la remarque en aparté, souriant il avait rétorqué :
"j'étais le secret, j'étais le lien secret du clan, la honte pour la fille-mère, le lien d'un chantage entre fille et mère, le lien qui temporisait les rivalités entre les deux sœurs. J'étais l'alibi d'un couple artificiel nourri d'hypocrisie, j'étais le tabou, la dette, la bombe anti-personnelle que l'on plaçait sous le siège de l'une ou de l'autre pour régler un hain'iéme compte. Maintenant que le clan est désagrégé, il ne me reste qu'à désamorcer ce conte à rebours : dans ma mémoire".
Le flux de mots avait avait cinglé à ses oreilles comme des vagues à marée haute.

Ses silences retenaient des tempêtes. Depuis qu'elle lui avait téléphoné et tout au long de ces 55 jours, il ne lui avait rien caché de sa vie : des confidences en forme de reconnaissance qu'il travestissait dans des phrases sentencieuses : "nous sommes seul juge de nos actes"...suis-je meilleur?".  Ponctuées de sourires dessinant sa lassitude de conflits intérieurs en forme de guerre de roses. Chaque parole portait son leurre, un voile encré, répandu pour se protéger et elle se souvint de cette photo d'un enfant dans le porte feuille de Marcel tenant un poulpe comme un trophée.
Elle avait encore à l'esprit ses gestes singuliers, l'urne à la main et l'écho de ses jugements si radicaux sur ce qu'avait été la vie dans le clan familial.
Qu'écris-tu dans ton carnet" . Le profil de la route se faisait rectiligne, elle le regardait.
-"Des lamenti, j'entretiens ce qui pour moi vaut la peine. J'ai des carnets porte-plaintes. Cela me soulage. je dépose des rêves, des clichés, des instantanées, des écrits vains. Je transvase mon bourbier, j'indique, je canalise, je colmate..."
-"Tu es très actif" interrompit-elle. Il se mi-temps à sourire de la sage ironie de son interlocutrice. elle devinait à présent ses malaises dans son verbiage.
Pour changer de sujet, il lui indiqua un poste d'essence à l'entrée du village. Elle opina et rétrograda pour se présenter devant la pompe. Le self-service semblait désert. Il ouvrit la porte et le carnet glissa sur le sol. "Puis je le parcourir" demanda-t-elle en le ramassant. Il acquiesça  et se dirigea vers la pompe.
Le carnet à spirales replié à la page de la dernière inscription était d'un petit format de poche. Sur la page de gauche, une phrase de Pasolini était annotée :
-"nous survivons : et c'est la confusion d'une vie qui renaît en dehors de la raison... Poésie en forme de rose.
En dessous d'autres citations en cascade commençant par des initiales -WB- :
"Comprenez bien ceci, je n'ai pas de motifs, j'agis à propos et j'agis automatiquement..."
-"siège arrière du rêve"
-"le but de l'écriture est de faire arriver les choses..."
Sur l'autre page son regard arpente l'écriture serrée qui suit en ondulant le quadrillage du papier.
-Juillet 1990
"... Vêtu d'un tricot de corps blanc pour unique vêtement, je me retrouve devant l'entrée d'un corridor desservant plusieurs pièces où des femmes et des hommes plutôt jeunes semblent affairés. ceux ne sont pas des personnes familières, du moins je ne les reconnais pas. Conscient de ma demie nudité, je me demande comment franchir l'espace de ce couloir pour atteindre la pièce où se trouvent les habits : un simple slip d'ailleurs. Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu me retrouver ainsi tandis qu'une fille corsage blanc-jupe noire croise mon regard.../
La suite du récit l'amène à tourner la page. Sur la page de gauche trône une citation de Daniel Sibony :
-"la grande trouvaille sur le rêve, c'est qu'il suffit d'en parler pour n'être ni dedans ni dehors mais à la limite du désir que réveille le rêve..."
Uniquement ces mots face au récit qu'elle poursuit :

-" mon mental aux aguets pense une parade : "faire comme si j'étais habillé". Le regard de la fille ne traduit aucune surprise et ce fait m'incite à m'avancer persuadé de l'efficacité du subterfuge. J'avance passant de portes en portes sans qu'aucune réaction ne transparaisse dans l'assistance. J'arrive à mon bureau, récupère le slip (avais écrit sleep), j'éprouve une certaine colère devant l'inanité de la situation et mon incompréhension. La neutralité des spectateurs tempère mon état d'esprit. Je prends le slip sans même le mettre et repasse dans le couloir puis sors dans la rue : je me réveille"-

Commentaires quelques heures après : -vêtu d'un tricot de corps blanc traduction vêtu d'un Marcel. Ai vécu dans l'effet ce qui était écrit. Février-mars 1992

Elle jette un coup d'œil dans le rétroviseur. Il a disparu. Il doit être à la caisse. Elle n'ose feuilleter plus avant tant l'hermétisme des dernières lignes la met mal à l'aise. Elle n'a jamais prisé l'introspection. Elle veut garder le contrôle de sa vie. "Garder raison" comme on dit. Le voilà qui revient. Elle comprend la distance qu'il  a mise avec sa famille. elle lit :
"-Litanies des gardiennes-
... Mi devi la vita saÏ
...Je me suis mariée pour que tu es un nom....
J'ai eu le non et suis allé chercher un oui et savourer cet être en faim 19 février Vain mars1992

-"tu me laisses conduire". Elle lui rend le carnet et glisse sur le siège passager.
-"Je n'ai pas tout compris à propos de ce rêve"
_"rassure-toi moi non plus, mais j'ai écrit ces mots."
La nuit a pris le relais et donne à leur tête à tête une dimension théâtrale. Huis clos à deux voix et de sombres pensées. Il lui prend la main. "J'ai cru devenir fou quand j'ai pris les cendres dans la main... Les mots dans ma tête m'assaillaient, je me disais -"tu deviens Barjot et je le répétais jusqu'à en rire et j'embrassais l'urne et je l'inclinais dans un rite improvisé et nécessaire et c'était comme si je prenais un passeport pour la vie en abandonnant la peur de vivre. Je suis un lapsi, je suis comme un de ces anciens chrétiens qui reniait leur foi, j'ai abjuré mon premier amour, taraudé par la terreur de la voir mourir. J'ai répondu à ton appel pour mon salut, principalement pour mon salut. Je devais te le dire".
Elle serra sa main en forme de réponse.
Elle avait besoin de silence. La nuit était propice. Cette nuit ne serait pas hantée, le jour avait été trop pesant. Elle ne pourrait pas dormir. Le paysage devint familier, ils approchaient de la maison. La nuit leur permettait de rentrer. Elle réalise ta le feu, prépara du thé. Chaque geste lui insufflait une énergie nouvelle.
Il était aux antipodes, gagna la salle de bains pour prendre une douche. L'eau lui ôtait les visions obsédantes que l'eau avait encrées. Il la rejoignit dans la cuisine. elle versait le thé. Il brisa la cérémonie en le noyant dans deux tiers de lait. Il avait besoin de lait comme d'autres de scotch ou de vodka pour affronter leur réalité. Elle sourit à cette hérésie.

-"Je suis épuisé dit-il comme pour se justifier " K-O et mon esprit aussi dans le chaos, j'ai l'impression d'avoir voulu décrypter pendant des années un champ de mines. On peut toujours trouver mille raisons à la folie, à sa folie et puis après. Je me sens vieux ce soir, comme si le temps m'avait rattrapé, vieux et plus apaisé, vieux et baigné d'une sagesse qui me manquait. Les aiguilles du temps ont émis leur message :-tu as choisi ta réalité, -tes peurs n'ont plus d'alibis, -tu es synchrone-. Comme si le temps parlait, comme si la mort était ce fantôme à la faux, l'amour , l'enfant à l'arc et le Messie, un corps supplicié sur sa croix. J'ai envie de rire et de dormir".
Elle tenait le bol dans ses deux mains pour les réchauffer, accumuler une énergie bienfaitrice. Elle le portait de temps à autre à ses lèvres et le liquide semblait abreuver des visions dans ses yeux.
Elle l'avait laissé parler mais seules les sonorités musicales de la voix filtraient. Elle semblait si concentrée comme si quelque chose en elle éclosait. Il se sentit intimidé en tangence à cet autre monde. Il déposa le bol dans l'évier et laissa le silence lui communiquer qu'il se retirait. Il se sentait souvent emprunté devant certains êtres, marqué par les arcs de force de leur suzeraineté. Il s'allongea à avec cette pensée et le sommeil lui offrit la légèreté.


-"Svegliati"
Non il ne rêve pas. C'est bien sa voix. En italien, double surprise. C'est le matin et elle adopte les accents de ses origines  : reniées.
-"qu'est ce qui t'arrive?"
Il se redresse. Elle tient un plateau parcouru des volutes de l'arôme de café et à leurs travers sur la commode il voit un tableau posé.
-"C'est pour toi. J'ai peint cette nuit dans la cuisine. Une phrase me guidait, elle disait : "que reste-t-il de l'amour quand l'un meurt et l'autre survit. La toile s'est imposée. Il regarde et se surprend à constater que le paysage l'observe ou plutôt que la rivière qui serpente transversalement sur la toile à un cours qui miroite un regard à celui qui l'approche. Le cours d'eau s'étend entre deux versants de collines sous un ciel en écharpe rougeoyante. L'eau limpide. L'eau grossie des fontes récentes coule. Elle lèche les branches brûlées par le froid de l'hiver.
Elle lèche les pierres arrondies  qui jalonnent son cours.
Indifférente. Au temps. A sa présence . A leur présence.
Il regarde le soleil épouser la ligne de crête, il ne peut détacher son regard du cours d'eau et remarque sur un rocher une légende qui s'enroule à l'encre de Chine : "où coule le rêve" et sur une pierre adjacente, le prénom et la première lettre de son. Nom de jeune fille que l'eau vient baigner
<< -Élise G>>.