vendredi 16 septembre 2016

1958 en était

"Ricordati l'Amerigo Vespucci"

Tonton Dinu dit qu’il a entendu l’autre nuit la sirène de l’Amerigo Vespucci partant pour l’America. Maddalena a haussé les épaules et a répondu qu’il ferait mieux de terminer l’ arrosage du potager plutôt que de me raconter des balivernes. 


Tonton Dinu a tiré sa montre à gousset de sa poche pour toute réponse.
Puis il m’a fait signe d’approcher pour m’asseoir sur ses genoux.  Et en baissant la voix, il m’a expliqué que la nonna ne sait plus entendre l’Amerigo depuis que Piètro est parti et il a ajouté que l’Amerigo est le plus beau des bateaux et qu’il emmène les italiens dans le nouveau monde.
Tonton Dinu a déjà vu l’Amerigo dans le port de Genova mais il ne l’a pas pris pour rester avec sa soeur. «Maddalena ha paura».
Il a raison.
La nonna ne veut jamais m’accompagner au bord de mer et quand madrina Maria vient me chercher avec la bici, elle lui fait jurer de ne pas y aller.
Je n’ai pas entendu l’Amerigo, l’autre soir.
 Dinu m’a expliqué qu’il faut l’avoir vu au moins une fois pour l’entendre après. 
«Moi aussi je verrai l’Amerigo» ai-je déclaré et me rapprochant de son oreille, je lui ai avoué que nous allions voir les bateaux dans le port de Cannes avec marraine. Il a compris que c’était notre secret et de sa main libre a caressé sa grande moustache pour la tresser comme il m’a appris. Maddalena est revenue nous interrompre. Dinu a souri et à haute voix a ajouté «ricordati l’Amerigo, Giami». 

 En venant me chercher à l’école, Maddalena m’a annoncé que je pouvais rester chez Lea, ce soir, avec Alain et Lucette. Je lui ai bien dit que Dinu devait me raconter l’histoire de l’Amerigo, elle a semblé ne pas entendre.
Puis nous sommes entrés dans la boulangerie et elle m’a permis de choisir des bonbons et d’en prendre pour Alain et Lucette. J’ai pioché deux boules de coco pour chacun tandis que grand-mère parlait à la boulangère. j’étais embêté par ce que je n’avais jamais eu à en choisir autant. Heureusement la boulangère s’est approchée avec un sachet.
J’ai mis trois boules rouges et trois vertes. « Prends des malabars aussi Jami » a-t-elle proposé. J’ai regardé grand-mère qui se mouchait et la boulangère a repris « Madeleine est d’accord ». Je lui ai souri. La boulangère sait que j’aime bien les malabars par ce qu’il y a des décalcomanies en plus. Elle s’est baissée vers moi et m’a embrassé sur les deux joues. D’habitude quand je luis souris, elle ne m’embrasse pas. En sortant j’ai dit à grand-mère que la boulangère a des yeux couleur mer et qu’ils sont mouillés. Elle m’a répondu que l’on dit « bleus ».
J’ai hoché la tête en reprenant « bleus et tout mouillés ». 

Je n’arrive pas à dormir. Je pense à l’ »Amerigo ». 
Ce soir, je ne pourrai pas encore entendre sa sirène. Tout à l’heure quand la mère d’Alain et de Lucette est venue nous embrasser avant d’éteindre, j’ai essayé de lui demander si elle entendait aussi l’Amerigo Vespucci mais Alain l’a tirée par la main pour qu’elle le borde. Le soir, j’ai toujours des questions à poser. 
Tonton Dinu me surnomme « il signorino Perchè ». 
Tonton Dinu aime bien les pourquoi quand il vient me souhaiter une bonne nuit. Il ajoute toujours « ne hai un sacco, signorino sta sera ». Moi, je n’aime pas m’endormir sans ouvrir le sac de pourquoi. 
Mais Lea ne le sait pas.
Je reste les yeux grands ouverts, elle me questionnera en repassant et je pourrais lui parler de mon sac de pourquoi. Grand-mère m’avait emmené directement chez Léa. Je n’ai même pas vu Dinu, ni Pierrette, ma tante. D’habitude, je joue dans la cour avec Alain, on attend que Giacinto , son père, revienne du travail en moto.
S’il n’est pas fatigué, on a droit à faire un tour sur la B.S.A. Parfois le mercredi soir, grand-mère me permet de rester dormir chez Alain, le jeudi nous n’avons pas école. Cette fois je n’ai même pas eu besoin d’aller chercher mon pyjama et ma brosse à dents. Tout était déjà chez Léa. Nous n’avons même pas joué. Léa a rappelé que nous avions classe le lendemain et a demandé à Lucette d’aider Alain à faire ses devoirs. Moi, je n’ai pas de devoirs le soir, je suis encore à la petite école.
Léa a voulu que je reste avec elle dans la cuisine pendant qu’elle préparait le repas. Elle m’a montre comment faire une tarte aux pommes. Je lui ai dit que la boulangère m’avait donné des malabars et des boules cocos mais elle préfère que l’on mange un vrai dessert. J’aime bien mettre mes mains dans la pâte toute molle. C’est comme à l’école, la pâte à modeler, sauf que là il faut l’aplatir avec un rouleau avant de la poser dans un plat en fer.
Léa m’a donné trois petits plats, un pour chacun. Nous n’avons pas attendu Giacinto pour le repas. Léa nous a prévenu qu’il rentrerait tard. Lucette a demandé à sa mère si elle pouvait attendre son père et avant qu’Alain ne s’écrie « moi aussi » Léa avait fait  signe de mettre trois assiettes. Lucette n’était pas contente, elle tentait de nous expliquer qu’elle était l’ainée et qu’elle pouvait manger avec les grands. Moi aussi, j’aime bien manger avec Giacinto et Léa mais je n’ai rien dit.
Grand mère m’a fait promettre d’obéir à Léa. C’est la première fois que je dors chez nos voisins, un autre jour que le mercredi. Je dirai à Grand mère que je préfère y aller seulement ce jour-là. Je me demande vers quelle heure tonton Dinu entend les sirènes de l’Amerigo Vespucci. 


 Ce matin Léa est venue nous réveiller. Lucette qui était déjà levée, s’est empressée d’ouvrir les volets tandis qu’Alain se cachait sous ses draps pour jouer avec sa mère. Lucette les a rabattus en s’écriant comme Léa « tout le monde sur le pont ». Alain était en colère. Lucette riait. Il a essayé de prendre sa mère à témoin mais elle lui tournait le dos, me demandant si j’avais bien dormi. J’ai réfléchi avant d’ajouter que je n’avais toujours pas entendu l’Amerigo Vespucci. Elle m’a souri en précisant que c’était normal. « Je sais c’est par ce que je ne l’ai pas encore vu » me suis-je- exclamé. 
Elle n’a pas semblé me comprendre et s’est tournée vers Alain qui hurlait « qu’est ce que c’est l’Amerigo Vespucci ».
Tout content de le savoir et avant que Léa aît pu dire quelque chose, j’ai crié « c’est le bateau des italiens. Léa surprise m’a regardé. J’étais debout sur le lit comme Alain et on a entonné en choeur « le bateau des italiens, le bateau des italiens ». Léa en riant a saisi Alain tandis que Lucette faisait de même avec moi et on s’est retrouvé tous les quatre autour de la table de la salle à manger pour le petit déjeuner. Alain a pris une tartine et l’a faite naviguer au dessus de sa tête et on s’est écrié « vive l’Amerigo ». La tartine traversait une tempête. Nous avons ri de bon coeur.
Puis d’un seul coup il l’a déposée sur la table. Regardant la place abandonnée de son père qu’occupaient des miettes de pain et le bol resté en rade à moitié plein de café, s’est écrié« papa est déjà parti ». « Juste quand je me suis levée » a claironné Lucette, toute contente. 
La dispute allait reprendre. Le carillon de la porte d’entrée a retenti, Lucette s’est précipitée. J’ai reconnu la voix de Pierrette. Léa est allée à sa rencontre, je les ai entendues échanger des paroles. J’ai appelé ma tante et Léa a répondu « finissez de déjeuner, elle revient ». Alain avait repris sa tartine mais l’Amerigo s’était transformé en une sorte de baguette  maléfique dont il menaçait sa soeur. 
Léa réapparut dans l’encoignure de la porte, tenant sur un bras des habits et fit signe à Alain de se préparer pour aller à l’école. Et « Jami a répondu Alain. Mes yeux  étaient fixés sur le bras de Léa. C’étaient bien mes habits mais c’étaient ceux du dimanche. Pierrette avait du se tromper. Léa a remarqué mon étonnement et m’a annoncé que je n’irai pas à l’école aujourd’hui. 
« Pierrette, va venir te chercher » ajouta-t-elle. Alain s’est levé en s’exclamant « moi aussi ». Mais sa mère lui ordonne d’aller se préparer. Je reste tout seul dans la salle à manger, buvant à petites gorgées le lait toujours chaud et puis prenant la tartine, je joue à l’Amerigo dans la tempête mais ce n’était plus pareil. 
J’entendais les derniers conseils de Léa.
Alain m’a fait un signe de la main, accompagné d’un « ciao », il a dévalé l’escalier et je l’ai vu par la fenêtre courir se cachait dans le garage entrouvert des voisins. Lucette a crié « attends moi » tandis que Léa lui donnait l’argent pour acheter le pain à leur retour. Moi aussi, j’avais envie d’aller à l’école. La nonna ne m’avait pas dit que je n’irais pas..
Peut être tatie Carli lui a rapporté que j’avais pleuré , hier matin à son départ.  Peut-être lui a-t-elle raconté que je ne voulais pas lâcher sa blouse, même quand elle a voulu aller aux toilettes. 
Tatie Carli croit que j’ai peur des autres enfants. Pourquoi aurai-je peur des autres enfants? Je lui ai dit que je ne voulais pas qu’elle parte, moi, je l’aime tatie Carli, même si elle n’habite plus dans notre quartier. D’ailleurs, j’étais très fier quand la nonna m’a inscrit à l’école de tatie. 
Les autres enfants de ma rue, eux, vont à une autre école dans la pinède. 
C’est vrai, j’ai été surpris quand je l’ai vue disparaître derrière la porte des toilettes. J’ai essayé de la pousser mais elle l’avait fermée. 
Les portes des toilettes de l’école ressemblent aux portes des saloon, on voit les chaussures et les tibias. Comme je suis petit, j’ai rampé pour me faufiler entièrement. Tatie a crié, s’est redressée illico et a tenté de me faire sortir de force. C’est là que je me suis accroché à sa blouse en hurlant « je ne veux pas que tu partes ». Les autres enfants sont accourus, certains me montraient du doigt, en riant, se tenant chacun par la blouse de l'autre. Tatie était très énervée par le remue-ménage. 
Elle m'a promis qu'elle n'allait pas partir, qu'elle allait seulement aux toilettes. Mais je n'ai pas lâché sa blouse. Je ne pouvais pas la lâcher. Je sentais bien que Tatie était embêtée. Elle a appelé une autre institutrice pour disperser les enfants qui nous regardaient et puis on est entré dans les toilettes.  C'est à ce moment là que j'ai lâché la blouse, quand j'ai compris qu'elle ne m'avait pas menti et je me suis retourné contre le mur pour pleurer. Quand nous sommes sortis, Tatie m'a consolé. Elle répétait "c'est fini, n'aie pas peur". Moi, j'avais honte et mes larmes coulaient tout autant. Elle a pris mes mains et les a embrassées. Elle n'était pas fâchée. Elle a ajouté : "tu te rends compte si tous les enfants voulaient me tenir la main ou s'accrocher à ma blouse". 
Je me taisais. 
Son regard a cherché à lire dans mes yeux, une réponse. J'ai fermé un instant les paupières et puis j'ai regardé par terre. Moi, je ne sais pas pourquoi j'ai besoin de lui tenir la main, de m'accrocher à sa blouse. J'ai bien vu que les autres enfants ne font pas ainsi. Ils ne l'appellent pas Tatie , non plus. Grand-mère m'a bien recommandé de ne pas l'appeler Tatie. Elle a même ajouté : "senti, la tua zia è Pierrette". Moi, je ne comprends pas pourquoi je pouvais l'appeler "Tatie" quand elle vivait à la maison et plus maintenant. Grand-mère, elle, elle l'appelle "mademoiselle". Moi, "mademoiselle", cela ne me plait pas, alors quand nous sommes ensemble, je l'appelle "Tatie". Tatie, cela la fait rire. Surtout le soir quand grand-mère vient me chercher, je lui dis "au revoir , mademoiselle" et quand je m'approche pour l'embrasser je lui murmure "Tatie" à l'oreille. 

Ah ! Alain a réussi à surprendre sa sœur, qui a bien eu peur. Elle tente de l'attraper. Raté. Je n'entends plus que le rire victorieux d'Alain. Je reste immobile, tartine en main devant mon bol de lait, essayant de capter ce que mes yeux ne peuvent pas voir. Tant pis. Je trempe la tartine. Dans le bol, le lait a refroidi. Tant pis. La nonna n'aime pas que je laisse du pain. 
Léa est entrain de se peigner. Ses gestes se reflétent sur la vitre. D'habitude le matin, elle noue un foulard dans ses cheveux. Je me dépêche de finir de déjeuner. 
"Tes habits sont sur le lit, Jami, Pierrette va arriver". 
J'aime bien regarder Léa se coiffer devant la grande glace de sa chambre. Elle penche la tête d'un côté et la brosse plonge et disparaît sous ses cheveux noirs. Sa main glisse alors lentement contourne son oreille et ses cheveux deviennent une vague qui s'étire et ondoie et quand la brosse réapparaît l'oreille est submergée par la chevelure ondoyante. "Deux coups de brosse suffisent" dit-elle quand elle surprend mon regard. Grand-mère, elle a de longs cheveux blancs qui lorsqu'elle les lave, descendent jusqu'au bas de son dos. Je vois rarement grand-mère se coiffer. Elle se lève au chant du coq et quand elle me réveille son chignon se dresse déjà comme une petite montagne enneigée 
-"Sbrigati, Sbrigati Pierrette n'aime pas attendre.
 -"°Mais Léa, ceux sont mes habits du dimanche?"
 -"Pierrette veut que tu les mettes, tu vas rencontrer tes cousins d'Italie. Et lave-toi le museau avant tout!". 
Je file dans la cuisine. Léa a posé un gant et une serviette sur la chaise qui me permet d'atteindre le robinet. Je mouille le gant. L'eau est un peu froide. J'aime bien me passer le gant plein d'eau sur le visage et sur le cou. J'aime bien sentir l'eau couler sur ma peau et éclabousser les alentours et puis vite saisir la serviette pour me réchauffer. Mais j'aime moins devoir savonner le gant quand je mets les habits du dimanche. 
Trop souvent le savon me pique les yeux. Une fois je suis même tombé de la chaise. Le gros savon attend dans la soucoupe. Il a la couleur du miel. Je jette un coup d'œil vers la porte. Léa est toujours dans sa chambre. Je prends la soucoupe est passé le savon sous le filet d'eau. Je repose la soucoupe et reprend le gant encore mouillé et le repasse sur mon visage. "Et les oreilles". Je sursaute à la voix de Léa et me retrouve recouvert de la serviette de toilette que ses mains appliquent sur mes joues sur mon front "oh mais c'est qu'il est plein de mousse". Léa rit. Pas moi. Le carillon retentit. Les mains de Léa me frictionnent les oreilles.
 "Va vite t'habiller, ce doit être Pierrette?"Léa a étendu mes habits sur le lit. Je prends la chemise blanche. C'est la première fois que je mets les habits du dimanche en semaine. Je boutonne en commençant par le bas comme Pierrette m'a appris. Cela me fait drôle. J'enfile mon pantalon court, dimanche dernier, je l'ai sali en voulant porter le gros arrosoir du cimetière. Grand-mère l'a lavé dès que nous sommes revenus de la promenade. Nous avions porté un gros bouquet de marguerites comme chaque dimanche à la maison de grand-père et de tonton Claude. Je ne les connais pas. Chaque fois que nous y allons, ils sont absents. Grand-père, il est parti avant que je naisse. C'est Dinu qui me l'a dit. Tonton Claude, il est parti quand Pierrette est revenue habiter chez grand-mère. 

Je ne sais pas pourquoi ils ont dû partir. 
Au cimetière, on se promène dans toutes les allées. Grand-mère, elle, elle connaît tout le monde. Elle parle souvent avec des grandes personnes et puis elles pleurent ensemble. J'ai demandé à Pierrette si tous ceux qui partent viennent ici, elle m'a répondu "seulement ceux de Rocheville. J'ai réfléchi en regardant ce drôle de village avant de poursuivre : "ils sont mieux ici?.
"Qui" s'est exclamée Pierrette en passant une grosse éponge sur la grande pierre de la maison de grand-père et de Claude.
 "Ceux qui partent, ils sont mieux ici qu'à leur maison de Rocheville?" 
Pierrette a regardé grand-mère et c'est là que grand-mère m'a demandé d'aller chercher le gros arrosoir à l'entrée du cimetière. 
J'y suis allé en courant. Au retour j'avais des difficultés à le porter, l'eau giclait sur mes pieds. "Quand je partirai, je viendrai moi-aussi, ici?" Ai-je demandé en arrivant près de Pierrette. Elle a été surprise et en se retournant m'a montré la tâche faite par la rouille sur mon pantalon. 
Grand-mère a rétorqué que ce n'était pas grave et m'a tendu les fleurs fanées pour aller les jeter  Je n'ai plus qu'à mettre chaussures et sandales.  
-"n'oublie pas de passer ton pull." 
Je relève la tête. Pierrette m'observe. On dirait qu'elle n'ose pas s'approcher. C'est toujours elle, la première à m'embrasser le matin. Depuis qu'elle est revenue à la maison de sa mère, on est souvent ensemble. Pierrette, aussi m'apprend plein de choses. Le soir avant d'aller se coucher on va dans sa chambre et on regarde longuement une statue accrochée au mur. Elle ressemble à la grande que l'on voie le dimanche à l'église.Pierrette m'apprend son histoire. La première fois, elle m'a demandé de faire comme elle. Je me suis agenouillé et j'ai rapproché mes deux mains , l'une de l'autre. C'était difficile.
Pierrette commence en disant "Notre père qui êtes aux cieux". 
Je répéte. Mon regard hésitant entre ses yeux et le regard de" la statue, la surprend. 
Je profitais de sa pause pour lui demander qui était "ce notre père". 
Pierrette n'aime pas trop mes questions. Surtout quand elle raconte une histoire. Alors pour reprendre plus vite, elle m'explique que c'est le-monsieur-qui-a-construit-tout-ce-qu'on-voie- et fixant la statue, murmure "que votre nom soit sanctifié...". Bien sûr, moi, je ne dis plus rien, je regarde mes deux mains et devinant qu'elle attend que je parle, j'ose "c'est ce monsieur qui est sur l'arbre". Pierrette s'arrête à nouveau. Je vois bien que l'histoire est compliquée mais je ne comprends pas pourquoi elle ne m'aide pas. Pour lui montrer ma bonne volonté, je lui propose de recommencer. Tout seul d'abord. Son sourire m'encourage. Je joins bien mes deux mains et je commence : "notre père qui êtes sur l'arbre". -"Non " s'écrie-t-elle. Et puis devant mon étonnement, elle se ravise et les mains jointes, poursuit " que votre régne arrive..." Moi c'est surtout le début que j'aime bien. Même si Pierrette se trompe en disant que notre père est aux cieux alors qu'on le voit bien dans l'arbre.
 
L'autre jour, elle a précisé que l'on parlait bien du même et que c'était cela l'important. Maintenant Pierrette veut qu'on l'a raconté tous les soirs. Comme je lui demandais le nom de l'histoire, elle a souligné que c'était une prière et non une histoire. C'est pour cela que l'on se met à genoux. Je suis bien content de savoir que c'est une prière. Je lui ai avoué que je préférais les histoires que me raconte tonton Dinu avant de me coucher. Elle a souri. La nonna écoutait en déservant la table. Pierrette a ajouté "la prière est plus importante que les histoire". Elle devançait même mes question. "C'est ainsi que l'on remercie-notre père- pour le bien qu'il nous procure, pour la protection de nous tous, de ton grand-père et de Claude qui sont partis".
 
Je me taisais. Mes pourquoi fondaient sous l'assurance rayonnante de Pierrette.
 Elle se dirigea vers sa chambre. Je la suivis. Sans un mot. Pour ma première vraie prière. Je devais m'appliquer pour que notre père nous protège. J'ai compris. 
Comme j'avais compris la dernière leçon de grand mère, hier matin : descendre du trottoir pour laisser-passer les personnes âgées. La première fois , j'ai eu un peu peur des voitures. Grand-mère me tenait par la main, on est descendu tous les deux. La mémé était très âgée, elle marchait avec une canne. Elle a souri pour nous remercier. 
"I fatti contano pieu delle parole, saï!"
J'ai regardé grand mère en fronçant les sourcils. Elle l'a remarqué et m'a entraîné sur le trottoir. Sa remontrance à Dinu qui me racontait comment "cè Pietro était venu du Pièmont, bourdonnait à mes oreilles. J'avançais silencieux comme pour mieux repérer ce taon. "Ni Cé, ni Nonno" cadençaient nos pas. Nous marchions côte à côte de nouveau. J'essayais de passer juste devant elle pour placer un pourquoi mais sa main me maintenait fermement à son côté. 
Moi, j'ai besoin de voir les yeux pour lancer mes pourquoi et grand mère le sait. J'avais envie de crier : "ni Cè, ni Nono". Grand mère regardait droit devant elle et imposait maintenant un bon pas. 
-"Fermati, il moi laccio, il moi laccio". 
-"je t'ai mis les sandales, birbone" répliqua grand-mère, s'arrêtant en riant. 
Moi aussi je riais.
J'aime bien la voir rire. Grand-mère, elle rit du regard par ce qu'elle n'a plus de dents. Parfois je ris comme elle, en serrant les lèvres. Elle, elle s'écrie "mi prendre ni Giro" et fait mine de me mordre avec ses gencives. Je ferme la main dès qu'elle la saisit. Les gencives de grand-mère sont de vraies pinces. J'ai repris sa main. Une mémé était en vue, le jeu de la -barrière qui-avance- recommençait. Je ne l'ai pas dit à grand-mère. Elle joue quand même. Nous sommes la barrière qui avance comme le rouleau compresseur et aplatit toutes les petites pierres sur sa route. Là , la pierre était très grosse, à la regarder sourire, je me sentais tout caillou. J'imaginais ces chocs d'autos tamponnantes que l'on voie à Noël sur le port de Cannes. Grand-mère avançait d'un bon pas, souriante. On allait se percuter. Je lâchais sa main, sautais sur la chaussée, grand-mère poussa un cri, l'autre mémé s'arrêta, troublée, grand-mère commença par me gronder, tandis que l'autre mémé prenait ma défense : "c'est la faute de l'équipement, Madeleine, il est trop étroit ce trottoir".
Je restais silencieux portant mon regard vers la voiture au loin. Mes joues trahissaient un peu ma satisfaction. La grosse mémé de plus en plus en coléreux voulait entraîner grand-mère à la mairie. Madeleine semblait embarrassée. Moi, je préfére les trottoirs étroits.La grosse dame ne faisait déjà plus attention à moi. Elle tempêtait "o giacchè, o giacchè " murmura grand-mère.

 
C'est toujours pareil après le premier bonjour, je dois toujours attendre en silence la fin de la conversation des adultes. J'ai bien pris l'habitude de tirer le tablier de grand-mère mais cela ne suffit pas. Alors je m'éloigne en sautillant, répétant ce que réplique Dinu quand il s'impatiente : "Nduma'n vié là? Nduma". 
Je n'ai pas eu le temps d'aller bien loin car grand-mère m'a vite rattrapé. Cette fois, elle avait même l'air contente. Moi aussi j'étais content car il y avait d'autres grands-mères à sauver. J'ai passé mon pull et Pierrette ne m'a toujours pas embrassé. Léa se tient près d'elle. Elle-aussi est endimanchée. Je m'approche de Pierrette. Elle se baisse vers moi, arrange mon col de chemise. Je l'embrasse sur la joue. Cela ne me plait pas, d'habitude elle me prend dans ses bras.
 "allons-y" dit-elle. "Je vous rejoins " s'écrie Léa et Pierrette lui répond "merci, pour tout".
 Je ne lâche pas sa main. Moi, je ne connais pas nos cousins d'Italie. 
"On va à l'église Pierrette?". Je ne sais pas pourquoi j'ai dit cela. 
Pierrette s'arrête, me regarde, me hisse dans ses bras. Ses yeux sont un peu rouges. Elle ne me dit rien et se met à m'embrasser. Enfin!  Moi aussi, je l'embrasse. Je voudrais lui dire à l'oreille que je serai bien allé à l'école mais son foulard fait obstacle. Elle me repose. Au travers de la grille du portail, je vois des voitures garées près de la maison. 
"Nous avons beaucoup de cousins?". 
Pierrette ne me répond pas.
Il y a même une voiture toute fleurie. Dans la cour, des hommes avec des casquettes discutent avec le facteur. 
Moi, j'embrasse toujours les gens qui viennent voir grand-mère. "Cilou Bilou, Cilou Bilou", d'abord le facteur, c'est lui qui me surnomme ainsi en passant sa main dans mes cheveux frisés. Cela ne me plait pas beaucoup, alors je crie "Cilou Bilou " avant lui. Pas de courrier aujourd'hui disent ses mains vides en se penchant vers moi. Je l'embrasse mais il ne veut pas jouer. 
Je m'approche du premier monsieur à casquette, c'est la première fois que ce cousin vient chez grand-mère. Il tourne la tête vers les autres cousins et fait mine de ne pas me voir. Je sais bien qu'il m'a vu saluer "Cilou Bilou". Je tire d'une main sur sa veste pour lui faire comprendre mais Pierrette me saisit dans ses bras et m'empêche d'insister. Les autres cousins sourient. Je tente de me dégager mais les bras de Pierrette m'emprisonnent. Je crie que je n'ai pas embrassé les cousins. Pierrette rougit. 
Le cousin réticent change alors d'avis et vient m'embrasser, je tends les bras vers les autres. Pierrette immobile, rougit de plus en plus. Un deuxième cousin m'embrasse sur le front. Ils ont enfin compris . "Jami, nos cousins attendent" murmure Pierrette. ""Ceux sont de faux cousins, alors?"

Pierrette reste muette et toujours aussi rouge. 
Les hommes à la casquette décident de ramasser les fleurs contre le mur de la terrasse. Grand mère n'a jamais planté de fleurs à cet endroit! Ceux sont de grands bouquets. Pierrette les laisse faire. 
"Ils prennent les fleurs de nos vrais cousins" je gigote pour que Pierrette me pose à terre sans perdre de vue les voleurs à casquette. 

"Jami, je te présente le frère de Dinu, Giacù!" 
Je me retourne. Mes yeux fixent les Baffi du visage qui m'observe, les mêmes que Dinu. Pierrette me dirige vers le nouveau zio. "Chiel l'è gia fiol". Les paroles du zio agitent ses moustaches comme un signe de bienvenue. Mes mains s'empressent de les tresser. Giacù se laisse faire. C'est bien le frère de Dinu. "Tu as entendu l'Amerigo, hier soir"? Les sourcils du zio réfléchissent. "Mi mn'avis pi n'en". "Dinu, il entend les sirénes de l'Amerigo tous les soirs, tu sais, lui, il a vu l'Amerigo". "A Genova" ajoute Giacù. Je souris, Dinu et Giacù vont pouvoir me raconter l'histoire de l'Amerigo Vespucci. Je lève la tête. Il y a d'autres cousins dans l'escalier qui monte à la chambre de Dinu, il y a même des voisins. Giacù se rapproche d'un homme tout frisé. "lui c'est Beppe, mon fils". Les bras de Beppe me soulèvent. Il n'a ni les Baffi ni le chapeau noir et le gilet comme zio Giacù. "Nt' vede smii che si piemunteis". Il ignore que grand-mère veut que l'on me parle en français. Il m'embrasse. Ses joues sont bien rasées. Et me passe à un autre cousin. Mes yeux cherchent Pierrette qui parle toujours à Giacù. Je suis hissé de bras en bras si vite que j'en oublie les prénoms des cousins.

Me voilà dans les bras du "vrai français" qui est là lui-aussi. C'est Dinu qui l'appelle ainsi quand il va tailler les arbres, il prévient sa sœur " je vais chercher le "vrai français". Grand mère hausse les épaules, elle-aussi, elle est française, elle est née à la Londe les Maures. Quand Dinu veut la faire enrager, il l'appelle "la française par accident". J'ai demandé à Dinu si moi aussi j'étais "français par accident" et grand mère à crié "Basta". 
Dinu lui, est né à Boves, c'est le plus jeune des Giordanengo et grand mère m'a dit qu'elle s'était autant occupée de lui que de moi. L'autre jour Dinu m'a raconté que sa sœur le gardait en s'occupant des vaches et qu'il était venu en France par la fenêtre vers l'âge de dix ans et il s'est mis à rire. J'ai demandé à grand mère si c'était vrai, elle a regardé Dinu en disant "ô giacchè" et a ajouté que ce n'était pas une vraie fenêtre mais une route de montagne. 

Dinu n'écoutait plus, il avait pris ses outils et appelait "le vrai français". Mémé Chaillou était à la fenêtre de sa chambre et secouait un drap. Elle a averti son mari que Dinu le cherchait. Pépé Chaillou, il est tout maigre et il parle peu, même à mémé Chaillou. C'est par ce qu'il est taciturne. C'est Dinu qui me l'a dit. Pépé Chaillou, il aime bien parler à mon oncle. L'autre jour, pendant qu'ils attachaient les pieds de tomate avec du raphia, pépé Chaillou lui racontait un voyage qu'il avait fait en Belgique. J'ai entendu : il était question de moutarde et puis pépé Chaillou s'est redressé et a parlé d'ampoules en montrant ses bras. C'est à ce moment que me voyant il a arrêté son histoire, Dinu qui me tournait le dos a repris : « comme sur le Montello » et puis il s’est retourné devinant la raison du silence de pépé Chaillou.

C’est la première fois que pépé Chaillou me tient dans ses bras. A lui, je n’ose pas toucher les moustaches, ni lui soumettre mes « pourquoi ». Je le regarde en silence. Je regarde ses joues creuses que seule la chique arrondit quand il mastique. Nos yeux s’évitent. Je ne sais pas pourquoi pépé Chaillou ne sait pas jouer au « pourquoi », il ne sait pas trouver les « par ce que » comme Dinu. Pépé Chaillou, je le devine, ne peut plus rire. C’est pour cela que j’évite de croiser son regard. Il ne faut pas qu’il le sache. Mais je crois qu’il le sait. 
Quand nos yeux se rencontrent, il sourit comme une petite étoile qui scintille loin, loin, dans le ciel. Je voudrai descendre de ses bras. Je suis trop près. Il me serre fort comme s’il voulait me retenir. Je vois Pierrette qui essaie de se faufiler dans l’escalier entre les cousins. Je voudrais descendre, je n’ose pas lui dire, alors j’appelle « Dinu, Dinu, Dinu ». 
Les bras de pépé Chaillou se contractent et il me pose finalement sur la dernière marche de l’escalier. Ce n’est pas Dinu qui apparait à la porte mais mémé Chaillou. 
Elle est toute en noir comme le dimanche. Mémé Chaillou, elle, elle est aussi large que la porte d’entrée. Je ne peux pas passer. Je vois des chaises dans le couloirs et des femmes en noir que je ne connais pas. Mémé Chaillou me regarde. Je lui souris. La semaine dernière , elle m’a gardé et comme d’habitude à 4 Heures, elle a voulu que je mange une tartine de pain avec de l’huile et de l’ail. Moi je préfére le pain beurre et chocolat que me prépare grand-mère. Quand je l’ai vue frotter la gousse d’ail sur la croute du pain, je me suis enfui dans le jardin avec le gouter au chocolat de grand-mère. 
Mémé Chaillou, elle ne peut pas me courir après mais pour sortir de sa cuisine ce n’est jamais facile. D’habitude, elle m’assoie sur une chaise qu’elle rapproche au plus près de laa table. Elle m’attache une serviette autour du cou comme chez le coiffeur et sans un mot, elle sortle torchon qu’enveloppe une boule de pain, puis comme un gros canard elle va chercher le couteau, l’ail et l’huile d’olive. C’est toujours à ce moment que j’essaie de m’échapper. Mémé Chaillou le sait bien. Si j’ai eu le temps de glisser de la chaise pour passer sous la table, je me retrouve le plus souvent à quatre pattes à ses pieds. Mémé Chaillou ne crie jamais. Elle tend le doigt. Cette fois , je suis passé. Je criais victoire en brandissant mon goûter et en courant dans les allées. 
Mémé Chaillou m’observait de la fenêtre de la cuisine. Je me suis rapproché pour m’assoir sur le muret face à la fenêtre. Nous nous sommes regardés. Je grignotais mon « quatre heures » à petites bouchées. Pour faire durer; elle a quitté son poste Je me suis levé prèt à m’enfuir illico. Mais elle ne jouait plus. Je lui souris et me hisse sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Sa main glisse dans mes cheveux.. Depuis l’autre jour on a fait la paix. C’est par ce que j’ai magé sa tartine. J’avais oubliè que je dormais chez elle le soir. Et quand le pépé Chaillou m’a appelé pour le souper, j’ai trouvé la moitié de la tartine dans mon assiette.

 Mémé Chaillou me serre contre elle sans un mot. La semaine passée, grand-mère et Pierrette m’ont laissé chez nos voisins, j’ai dormi dans le grand lit entre pépé et mémé Chaillou. J’avais un peu peur. Pépé Chaillou me tournait le dos. Je ne savais pas comment me mettre. Mémé Chaillou était presque assise, appuyée sur de gros coussins. Elle avait dénoué son chignon et s’était faite une longue natte. J’essayais de fermer les yeux et je les rouvrais aussitôt. Une image me guettait. Je les fermais de nouveau. Une forme presqu’arrondie apparaissait. Je clignais fortement les paupières, surpris de voir ainsi plus nettement, il y avait maintenant une couleur un peu jaune qui semblait recouvrir la forme. Il fallait que je sache. C’était comme le ciel , la nuit. Je grimaçais mes yeux n’étaient plus que deux fentes. Ce n’était pas le ciel. C’était : un oeuf. J’étais dans un poulailler. Il y avait l’oeuf et la paille jaune.. Je sentis bouger la forme. Mes yeux se rouvrirent, l’oeuf avait disparu et je vis mémé Chaillou qui se penchait sur moi. Je m’écartais pour me protéger. Sa bouche allait dire quelque chose quand pépé Chaillou s’est mis à ronfler. Ma crainte inexpliquée se couvrit d’un petit rire. Je montrais à mémé Chaillou, le bonnet de nuit qui bougeait. La main de mémé Chaillou se posa sur ma joue m’attirant contre elle , « il est temps que tu dormes » ajouta-t-elle.


Ma tête glisse sur le côté. 
Je vois des mains qui jouent avec un collier. ?  Il y en a au moins six qui jouent au même jeu, l’accompagnant d’une récitation incompréhensible comme à l’école quand la table de multiplication arrive à sept et qu’on oublie les réponses. D’ailleurs la récitation s’arrête. Les deux pouces qui caressaient la perle en bois, la font glisser. 
Je regarde mémé Chaillou. On dirait qu’elle va pleurer. Je n’avais pas remarqué qu’elle avait le même collier. Voilà la récitation qui recommence. J’essaye de me faufiler pour mieux voir. J’entends la voix de grand-mère qui se mèle à la récitation. La voix de grand-mère qui pleure et appelle Dinu. Mémé Chaillou m’appuie la tête contre sa robe noire mais j’entends toujours la voix de grand-mère. Je me mets à quatre pattes pour m’esquiver mais deux mains me soulèvent. Pierrette m’a rattrapé. Mes yeux cherchent à voir ce qui se passe dans la chambre de Dinu. Pierrette n’avance pas assez vite. Et toujours les pleurs de grand-mère. Je n’entends pas ce que Pierrette me murmure. Moi-aussi je cris « Dinu, Dinu » Pierrette essaie de m’embrasser mais je tends trop la tête pour voir ce qui se passe dans la chambre de Dinu.
 Une mémé tient grand-mère dans ses bras, la chambre de Dinu est toute sombre, les volets ne sont pas ouverts comme d’habitude. Sur son lit il y a une grande caisse en bois et de grandes bougies dont les méches allumées luttent contre le petit vent qui franchit la fenêtre entrouverte. Pierrette n’avance plus. Je me retourne vers elle. Ses yeux sont plein de larmes : « Dinu s’est endormi, on va l’embrasser ». Elle s’approche. 
Dinu a le visage tout gris comme ses moustaches. Il dort tout habillé, il a oublié sa montre. Derrière nous la récitation continue et les personnes qui sont assises dans la chambre la reprennent aussi. Je ne vois que cette caisse et Dinu qui dort. Je ne l’avais jamais vu dormir dans une caisse. Le bruit de la récitation ne le réveille pas. Pierrette s’est rapprochée et commence à me pencher au dessus de la caisse. « Dinu, Dinu », il ne répond toujours pas. Je tends la main pour tirer sa moustache comme je le fais parfois quand il fait la sieste dans la chaise longue. Pierrette a bougé et ma main touche la joue de Dinu, mes yeux s’écarquillent, ma main veut sortir de la boîte et Pierrette me penche toujours plus, tout mon corps se raidit, la voix de Pierrette répète : « embrasse ton grand oncle » , mes pieds cherchent la fuite, « il dort, n’aie pas peur », mes mains battent l’air au dessus de la caisse, au dessus de la tête, au dessus de la joue si froide de Dinu, mes yeux s’écarquillent, je ne peux pas crier, Pierrette va me mettre dans la caisse avec la statue froide de Dinu. « Non! », elle s’arrête, j’ai les yeux fermés « allons, n’aie pas peur, n’aie pas peur, Dinu est endormi ». Je secoue la tête de droite à gauche sans ouvrir les yeux. « Je vais te montrer » dit Pierrette, je sens Pierrette se baisser « regarde jami, regarde ». J’ai froid, j’ai le froid qui remonte le long de ma main, j’ai le visage froid de Dinu qui remonte le long de mon bras, je tourne la tête vers Pierrette qui me penche au dessus de la caisse, les méches des grandes bougies se penchent aussi, je ne veux pas je ne veux pas , je me débats, mes pieds touchent le sol, je me dégage des bras qui me tiennent, je bouscule grand-mère, mémé Chaillou, je me faufile dans le couloir vers l’escalier loin de la caisse, loin de la récitation, je ne veux pas que l’on me voit, je cours dans l’allée jusqu’au fond du jardin, au fin fond sous le noisetier. 

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 Quand j’ai du chagrin, je vais sur le balcon, je m’assoie sur le carrelage. Dès fois je parle à haute voix quand je sais que personne ne m’entend. Tonton Dinu dit qu’il ne faut pas garder la tristesse au fond de soi. Je ne suis pas retourné à l’école depuis trois jours. J’ai déjà manqué l’école quand j’ai été malade, à mon retour, Tatie Carli m’avait demandé d’expliquer à la classe ce que j’avais eu. Dès que j’ai annoncé que j’étais tout rouge, les enfants ont crié « c’est la rougeole, la rougeole ». 
Moi, je n’ai pas aimé d’être interrompu et je me suis mis à parler très fort. J’ai dit que j’avais mal de partout, que j’avais « une fièvre de cheval, que le docteur voulait que j’aille à l’hôpital, que...
 Tatie Carli a tapé sur le bureau avec sa régle par ce qu’on faisait trop de bruits. Elle a voulu que j’explique ce qu’était « une fièvre de cheval ». Je suis devenu tout rouge par ce que j’avais inventé. 
« Alors » a-t-elle insisté? J’ai répondu que c’était tonton Dinu qui l’avait dit et elle a souri.Tatie Carli connait bien tonton Dinu. Elle l’a accompagné à sa nouvelle maison.
 Dans ma classe personne ne le connait car c’est grand-mère qui m’accompagne à l’école. Alors comment vais-je expliquer ce qui c’est passé? 
Je ne sais même pas pourquoi Dinu est parti. Mes pourquois s’empilent sans réponse dans leur sac. Je suis monté sur le balcon au départ des cousins. Maddalena pleurait, elle tenait dans sa main la montre de Dinu. Elle a voulu la donner à zio Giacù. Il a refusé en serrant sa soeur contre lui. Maddalena n’a pas vu qu’il a la même à son gilet. Pierrette m’a appris que la petite poche où elle est placée s’appelle le gousset. J’ai pris la main de Maddalena. Quand elle pleure, je lui prends la main, elle me regarde et m’attire contre elle en disant « Seï un’Tosello ». La nonna a souvent de la peine. « Giacù ha la stessa » ai-je ajouté. Elle a semblé surprise, a passé sa main dans mes cheveux puis s’est dirigée vers la cave. Je sais qu’elle se c’y cache pour pleurer. Elle ne veut pas que je la suive mais je sais aussi pourquoi. 

Depuis je suis à mon poste. C’est Dinu qui a trouvé le mot. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi le balcon. J’aurai pu aller dans le jardin, grimper sur le pommier, j’aime bien grimper aux arbres. Ou aller me cacher sous le noisetier. C’est bien d’avoir un endroit pour faire sortir sa tristesse. C’est si difficile de la faire sortir. Même à voix basse. Je me raconte ce qui s’est passé. ?
Il y a des mots qui me font aussi peur que le tonnerre. A ces moments, je reste à regarder le ciel. C’est peut être pour cela que mon poste est sur le balcon. Je m’allonge sur le dos et je regarde le ciel au dessus de ma tête. Il est partout, ce n’est pas comme la mer, on ne la voit jamais seule, il y a toujours la plage ou la côté. C’est ce que j’ai dit à Maria toute à l’heure quand on se promenait sur la jetée du port de Cannes. Maria m’a dit qu’elle avait vu la mer comme je vois le ciel. D’un bateau. Je n’ai pas compris. Les bateaux sont amarrés au port, ils vont aux iles de Lérins ou longent la côte pour pêcher. Maria a précisé que les grands bateaux, eux , vont très loin où l’on ne voit que le ciel et la mer. 
 « L’Amerigo, aussi, il va très loin »lui ai- je avoué. 
“Oui » a-t-elle-dit en m’asseyant sur le siège du vélo et elle s’est mise à pédaler. Maintenant je regarde le ciel, il est partout. Marraine est retournée à Cannes. On n’a pas dit à la nonna que nous étions à la plage. Pierrette n’est pas encore revenue de son travail. Je n’ai pas envie d’aller jouer avec Alain ni même de faire un tour de moto avec son père. 
Je regarde le ciel et les étoiles. Quand je le fixe très fort,  j’ai l’impression qu’il se rapproche et je me dis que je suis tout petit, petit comme ces petites étoiles que je vois.
Elles ont de la chance ces étoiles d’être dans le ciel, même si petites. 
La nonna raconte que tonton Dinu est au ciel maintenant. 
Je ne comprends pas pourquoi elle dit aussi qu’il est avec Cè Pietro et Claude à leur maison du cimetiere. 
Je ne comprend pourquoi elle dit qu’on va les voir alors qu’on ne les voit jamais. D’ailleurs dans ce village tous ceux qui y habitent sont toujours absents et cela rend triste tous ceux qui viennent les voir. Je n’aime pas ce village des pierres et des pots de fleurs.
 Moi je préfère regarder le ciel, surtout quand il est bleu et que les nuages arrivent comme l’écume des vagues. Les nuages n’ont jamais la même forme. Par moments ils sont tous regroupés, le moment suivant ils se séparent. 
« C’est le vent qui sculpte les nuages » aime à dire Dinu. 
Dinu, il aimait me rejoindre sur le balcon pour regarder les nuages. Une fois on a même vu « babo Natale » avec sa barbe blanche. Si j’observe bien peut être que j’apercevrai les baffi de Dinu. 
J’entends Pierrette ouvrir le portail. Elle n’aime pas trop me voir sur le balcon. 
Je l’ai entendue dire à la nonna « Il fait encore sa provision de pourquoi ». 
Je ne comprends pas pourquoi, elle craint tant mes pourquoi. 

Dinu, lui , il en riait. Dinu, il doit être content maintenant dans le ciel quand vient la nuit. Il doit voir « l’Amerigo Vespucci » voguer vers les Amériques. 


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