dimanche 3 mai 2015

pour Jade qui a 15 ans en 2015




tu es née à 5 h 10, c’est l’heure que j’ai noté, Le travail a commencé une heure avant quand ta mère a rejoint la clinique Kennedy. C’est une habituée de l’urgence. Quand je repense à ta naissance, je ne peux te dissocier de ta mère, de son désir de t’avoir, de cet irrépressible désir de te mettre au monde.Ta mère est insensée et cette force intérieure, sa force intérieure, cette sorte d’exigence à ce que tu existes m’a au début fait violence par son irrationalité. Je raisonnais avec cette algèbre des besoins qui incite à soupeser toute chose en termes de « bénéfices-risques ». Etymologiquement -algèbre vient de l’arabe et signifie « réduction ». J’ai toujours eu ce goût à revenir sur l’origine des mots et des maux. Une manière de traquer le caché. J’ai voulu pour toi et pour ta soeur des prénoms « secrets ». Enfin pas vraiment puisque je vous prénommais de leurs sonorités, vous le murmurant à votre oreille de nouvelles nées.
Je voulais pour chacune des noms de ville, des enceintes ouvertes non des saintes. Je voulais pour vous des liens symboliques à ce que l’humanité des temps premiers avait créé, histoire de vous enraciner à la mémoire humaine sans discriminer à l’aune d’une religion mais en vous proposant un miroir de l’humain, une géographie qui vous raconte des possibles à vivre, rencontres, édification, créations, échanges. Je voulais vous éloigner de l’enfermement où j’avais été parqué. C’était là mon seul programme parental pour vous deux. 
Ta naissance a été aussi périlleuse que celle de ta soeur et tu dois la vie à la dextérité de la sage-femme qui t’a dégagée du cordon ombilical qui était près de t’étouffer. 
Cette femme mille fois Sainte. 
Quand je pense à ces moments à la clinique, je reste admiratif de Venezia et ses 5 ans prise dans ce mouvement intempestif de se lever aux aurores, voyant sa mère entre douleur et inquiétude, sauter dans la voiture et patienter entre salle d’attente et couloirs vides, drôle de ponctuation de ces neuf mois où elle suivait ce qui allait être ta naissance.
Tu n’aimes pas ton prénom secret. 
Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit un mauvais choix. Il a des sonorités inhabituelles à notre langue française. Mais tu sais désormais qu’une langue est un flux sémantique métissé. 
Ton prénom est lié bizarrement à l’année de ta naissance cet an 2000 et à un film d’Alain Tanner « Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 », un film qui conte des histoires individuelles et qui parle de l’Histoire. En 1976, j’étais un être sans futur, imparfait et mon langage s’appauvrissait dans une usine de la société Legrand. Ouvrier Spécialisé sur des presses plastiques, à faire des interrupteurs. Il faut être précis quand on s’exprime. J’étais ce que l’on appelait alors « un établi », un étudiant inserré en usine rêvant de révolution. Je ne rêvais plus. J’étais dans l’aporie et le film d’Alain Tanner m’offrait un goutte à goutte salvateur.
Je ne sais pourquoi mais entre toi et moi, le cinéma joue un entre deux nourricier. 
« Remember ».
Il a fallu que je me sépare de ta mère pour te trouver. Pour prendre conscience de toi, de ta personnalité en éclosion, de l’enfant spontané, à vif, bouillonnante que tu étais. Par expérience je sais que l’enfance révèle nos personnalités. J’ai le souvenir d’enfants si philosophes à la dizaine d’années forgés dans l’adversité. Il n’est pas sûr que j’ai été suffisamment attentif à votre faim de vie et à votre précocité, je ne l’ai pas suffisamment stimulée. Certes je ne l’ai pas occultée. Ce film de Tanner n’est nullement un lien direct à ce prénom. Mais à cette époque de ma vie je me suis intéressé à la Bible, ce livre premier du monothéisme comme l’on va à la source. Par humilité intellectuelle , je ne crois pas en un dieu et par humilité de père, je n’ai jamais cherché à vous guider vers une religion. La Bible est une lecture particulière. C’est un temps tellement loin de nous. Toutefois elle nous permet de déceler combien fondamentalement les problèmes, les questions, les ambitions et les bassesses des hommes ne sont pas radicalement différents des nôtres. Le livre de Jonas a une trame riche et intrigante mais c’est sur un autre versant de la Mésopotamie que mon choix s’est guidé pour ton prénom. Un lieu qui énonce l’origine de l’action humaine et qui fasse écho à cet imprévu en mon esprit qui est : toi. Donner un prénom correspondait en mon esprit à guetter un sens, non pas une explication, un rationnel mais une « poétique », un frottement de silex, une étincelle. Il y a en mon esprit cette volonté de ta mère et toi, cette résultante lancée dans le flot de la vie. Je dis poétique dans son acception originelle de « création ». 
« Le nombril est un noeud qui suture la naissance » écrit Erri De Luca « le monde en a possédé quelques uns le long des latitudes habitables. L’un d’entre eux est la Mésopotamie… ».

Dans ce mouvement migratoire d’alors de l’Orient vers l’Occident certains construisirent une ville et édifierent une tour élevée pour défier le ciel. Elle est communément appelée « la tour de Babel ». Bien sûr ce prénom n’est pas Babel, nom de la tour.
L’histoire de cette tour est l’histoire de la multiplicité des langues, du « don des langues » que fit ce dieu quand les hommes le bravèrent. Tu es née à une époque où connaître sa langue et les langues des autres s’avèrent un atout précieux et nécessaire pour tes rencontres et tes « créations » et je sais déjà que tu es prête.
Je t’aime
longue vie




















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