samedi 15 septembre 2018

incipit





-je ne suis pas un écrivain. Je n’en ai jamais eu l’obstination, l’urgence. Se coltiner à une narration se fait au détriment de la vie, de ces intensités qui vous traversent à rencontrer, découvrir, connaitre, autant de verbes d’action qui mobilisent son être. 
Ecrire est une privation d’être. Un enfermement.
Mon corps-esprit se débattait. 
De tout temps, je fus, j’étais, je suis pris dans les rets d’une histoire : colonisé.
L’ abscisse et l’ordonnée furent occultées. Quand l’urgence de la narration s’impose, je suis souvent loin de la feuille ou d’un clavier et les mots qui m’assaillent comme des escouades pressées d’en découdre se jettent contre mes fortifications qu’elles égratignent de quelques caractères : jamais au de là de 1500 mots/jour. 
Plus ils livrent leur éclairage sur mes tribulations plus ils saturent mes sens d’une intensité tétanisante. A réclamer l’effacement.
J’ai en tête les protagonistes. Je connais leur secret. J’ai la trame de leurs actes et des idées sur leurs pensées. Je connais la langue originelle de leur commerce. Je ne la parle pas mais sa grammaire m’est devenue familière . Sa matrice : le silence.
Je suis le parchemin et je suis le livre. 
Je suis les ratures et les pages arrachées. Je suis cette calligraphie qui arpente l’aplat de son sillon sinusoïde et l’attente de l’encre. 

Ma voie étroite et dyslexique glisse : vers l’oubli.

vendredi 2 février 2018

À propos d’un cadeau juin 2017







ici e/st ailleurs.
initier la greffe au mot.
L'hermétisme mais pas que.
-je n'écrivais plus.-
Glissant dans un entre deux. Cherchant des mots, d'autres mots ou peut -être plus justement, réajustant les mots d'hier à un autre rythme, une autre scansion.

Jade m'avait offert un livre intitulé "éloge de la faiblesse"
Etonnamment mon esprit flottait dans ces ondes songeant à l'image que je donnais à voir.
j'avais écrit :
 -je suis un être faible. C'est ainsi que les membres du premier cercle de mon entourage me percevaient. J'utilise cette périphrase plutôt que le mot famille. La distanciation souligne l'extranéité.
 Je suis un être faible, foetus délié de la matrice, mis au monde et placé à distance.
Cette faiblesse comme un éclair de conscience scintillant rappel.
Enfant, je passais des soirées sur un balcon et le ciel étoilé miroitait en moi une définitive incompréhension de l'immensité de ce monde.
La faiblesse  est un constat d'un rapport entre soi et le monde.
Je suis un être faible et sans le savoir j'ai cultivé ce statut pour vivre un jour de plus dans une stratégie de gentil garçon, un peu naïf, toujours disponible navigant dans les croyances des uns et des autres sans trop m'y attarder.
Je suis né à une époque intéressante dans cet après-guerre du second conflit mondial. Le pays avait tremblé et les pensées de l'époque restaient traversées de l'écho du séisme. Plein de choses allaient se fissurer. L'école passait de la séparation des sexes à la mixité (milieu années 60). La télévision émergeait essaimant ses messages sur fond noir et blanc et comme l'affirmait Mac Luhan "le village devenait planétaire".
Ce monde était devenu bipolaire ouest/est dans un post-yalta ensemencé d'autres espoirs.
Mon esprit a toujours fait de constants mouvements entre soi et les autres dans ce drôle de constats de tout ce qui me différenciait et de cette étrange besoin de conformisme.
Dans ce sentiment premier d'extranéité, il s'est toujours glissé un besoin de lien ou au moins de liant et dans ce récit muet, intériorisé.
Enfant, j'étais aux aguets. Ma vue déjà floue sur le réel et l'ouïe affinée livraient les mots à une polysémie intempestive. Oui, j'entendais un besoin d'assentiment à un petit monde qui organisait mon re-j'ai.

Je n'ai pas encore ouvert le livre d'Alexandre Jolien. Sans offenser Jade. Je laisse le livre à distance pour écrire mon cheminement vers lui. Viendra le moment de la rencontre, son besoin, cette exigence, un peu comme dans la rencontre amoureuse quand le choc des corps devient incontournable. Il est posé sur un bureau à Cannes dans ce capharnaüm que je vais habiter dans ce temps singulier que je m'offre pour revisiter mon histoire, ma venue hanse-monde, désormais un désert.
-j'ai épousé les mots non les dire-
mon attrait pour les livres relève de ce silence dans lequel les mots viennent à vous. ce silence si particulier qu'offre la lecture comme un respect d'une pensée qui se dévoile sans tenter de s'imposer à vous.
L'oralité reste une transmission coercitive, univoque, un canal imposé chargé des fantasmes de l'autre.
j'écris ces mots avec ces visions en moi du corps de ma mère entre mes bras, mes mains dans ces moments de l'ultime toilette, son corps froid, amaigri, parchemin d'un voyage de quatre dix années et notre étrange tête à tête, dès l'origine privé de sein et d'un lait nourricier et cet intervalle de soixante et une années à dénier à l'autre l'origine de son histoire, l'origine du rejet, de cette cigüe savamment inoculée à l'a mère gout de haine. Le silence est aussi une transmission orale à visée totali-taire.

etais-je donc devenu aide soignant pour accomplir cet ultime geste d'accompagner l'autre jusqu'après sa mort dans un rituel institué et improvisé qui lui reconnaisse son humanité dans cette dernière attention de gestes déférents.
-je suis un être faible- c'est ainsi qu'elle me voyait!
Elle ne me voit plus.

Un livre est aussi une rencontre. Il faut s'y préparer. "je suis un être faible", les mots sont des virus william burroughs

lundi 18 septembre 2017

17 septembre 2017 Twist and shout



Je crois n'avoir rencontré dans mon existence, que des êtres blessés. Des êtres marqués dès leur jeunesse par des épreuves majeures et marquantes, zébrantes. Rencontrer signifie dans mon glossaire "approcher, frôler, aimer, dans cette acception d'être happé par une personnalité soudain pôle cardinal de sa boussole interne.
Curieusement je n'ai pas eu ces sentiments pour des hommes.
 J'ai longtemps pensé que les garçons étaient trop superficiels ou trop rêveurs, peu fiables.
Certes ils pouvaient être aimables : pour leur plastique.
Je pensais à cela en terminant Millenium 5. Je pensais aux êtres blessé-e-s.  Je pensais aux êtres approchés (masc-fem) qui ne m'avaient pas fait des coups foireux et je pensais aussi à celles que j'avais meurtri par cette étrange indifférence dont je suis capable et qui semble effacer l'autre d'un coup de TIPP-EX.
Lâcher les chiens.
Deviens un chien errant.
Je ne donne pas la papatte,  en poussant la métaphore je ne la lève pas pour pisser sur les conformismes de l'époque et encore moins pour marquer un territoire.
Je ne mords pas (trop) et quand la caravane passe, je soupire plus que je n'aboie.
Une certaine logique indique que je m'avance vers le silence et/ou l'écriture.
Tout cela est mieux quand c'est l'expression d'un choix et non lorsqu'on en est réduit.
Pour le salut de mon âme, il semble que j'apprécie plus mon prochain que moi-même.
J'étais tenté d'avouer cela à un patient qui s'était attardé en Chir A avant de reprendre son périple pour Compostelle mais il tenait tant à me donner sa bénédiction que je restais coi.
Je fais un travail "théâtral". Je soigne les échanges, je veille au cérémonial même quand je lave des pieds ou que je m'accroupis devant un patient pour passer le collecteur d'urine. C'est ma manière de résister au lean-management, à cette rentabilité, quantification à tout crin dans le soin, dans la vie. J'ai un rejet épidermique du mot "bien traitance", cet élément de langage double bind, ô combien paradoxal qui initie la maltraitance des soignants dans les structures de soin.

J'ai une infinie sympathie pour les êtres avec qui je bosse par ce que je vois le prix que chacune paie dans ce "Lego sociétal" où le soin participe à ce ciment de l'édifice républicain.
Nous payons par l'impôt et par le dévouement à contre-courant d'une époque qui se prosterne devant le veau d'or et les arnaques de toutes sortes : ces optimisations.

J'en viens à penser que ma profession d'aide-soignant m'est devenue "salutaire. Pas principalement après la perte d'un oeil. Mais dans cette perte de sens, dans cette désagrégation d'une société du chacun pour soi, de cette nouvelle jungle d'un néo-gangstérisme : chômage de masse, spectre exponentiel des salaires, consumérisme jusqu'à l'absurdité.

 Voici un métier à contre sens de l'époque, un métier qui cultive le lien, le souci de l'autre. Je pensais cela hier en transférant M.82 du lit au fauteuil. Il était un peu faible encore mais vaillant. Assis sur le rebord du lit, il tendait un pied puis l'autre pour que je puisse le chausser. Il murmura quelque chose, je tendais l'oreille, l'œil rivé à son regard et j'entendis "je suis en fin de vie", des larmes caressaient ses joues glabres. Je retenais les miennes. Ses mots étaient plus plein de sens que lourds de.
Je restais silencieux laissant à ma main la ponctuation.
Parfois j'ai une folle envie de courir dans les couloirs en criant "Twist and Shout" et j'ignore où se trouve le bureau de la psy.

Tiens je me souviens qu'hier dimanche c'était un jour -sans-. Comme on dit sans chocolat.

MCA m'avait confié sa jeune et jolie éléve IDE pour une mission initiation au nursing et alors que nous en étions au débriefing dans le couloir, tout à mon credo "Analyser, anticiper, Encourager", je vois des larmes noyer son regard et inonder son visage. J'analyse ce que je n'avais pas anticipé, l'ai je blessée, l'ai-je-Découragée? Les interrogations pointes et j'entends les commentaires s'amplifier "et en plus il fait pleurer Julie et regarde il rit".
- Je ris je ris vite dit.
Je ris de moi, d'émois, de ce que je vis comme un flop. Purée, c'est dur d'être formateur, pédagogue, jongleurs de tant de maux. Yes Twist and Shut!

mercredi 30 novembre 2016

Où coule le rêve




L'eau limpide, l'eau grossie des fontes récentes, coule.
Elle lèche les branches brûlées par le froid de l'hiver, les pierres polies par son cours.
Indifférente, au temps, à sa présence, à leur présence.
Il regarde le soleil épouser la ligne de crête. Ses rayons aveuglent sans réchauffer. La silhouette d'une femme se dessine sur le pont. Elle fait légèrement écran.
Il cligne des yeux et Nanautzin disparaît derrière la colline.
Seule son aura rougeoyante marque sa présence.
 C'est l'heure qu'ils ont choisi pour le rituel imposé.

Il regarde l'eau, écoute.
Plonge hors du temps. Ses mains tiennent l'urne funéraire. Légère.
Il va l'ouvrir. Il va répandre les cendres du pêcheur dans son élément.
Dernière pièce du puzzle au pays "des milles sources".
De la route, elle fixe ce qu'elle a tant de fois visionné dans les cinquante cinq jours du calvaire de son homme.
Elle a froid.
Immobile.
 Elle est envahie de ce froid qui l'a saisie quand les flammes et le cercueil n'ont fait plus qu'un, de ce froid devant le corps méconnaissable à l'athanée, dans le costume qu'ils préféraient, de ce froid de ce matin de Noel face au visage conquis par la douleur et le teint cireux de l'hépatite, de ce froid de l'impuissance, de ce froid qui étranglait sa voix au téléphone pour appeler à l'aide.
Elle regarde l'eau et ces bribes du temps sont sans prise sur elle. Ses yeux épousent l'urne. Elle ne sait pas ce qui la hantera de ce magma de souffrance réduit en cendres dont elle est le principal témoin. Est cela aussi aimer?
Elle l'a aimé.
Elle ne porte pas son nom. Elle porte son corps à la rivière. "Laisse moi y retourner, je t'en prie, laisse-moi". La supplique sertit chacune de ses pensées. Elle n'en mesure pas les effets. Elle suit les rêves de paradis dans la tourmente. Tout ce temps elle a tamisé les mots coupés à la morphine. Acquiesçant sans feinte à son souhait de passer les fêtes dans leur maison de campagne. Et elle cousait les rideaux sous son regard en forme de promesse. Il voulait croire chaque jour que le jour du départ se rapprochait. Il préparait ses cannes à pêche. Quand il fallut l'hospitaliser, il voulut croire. Et il arpentait dans sa chambre d'hôpital, les chemins de Corrèze d'un guide touristique.
Du regard, il voulut croire pour qu'elle crut qu'il croyait.
Et la douleur eut raison du projeté. Irradiante, incessante, elle l'agenouilla. Il' se fit silencieux dans une ultime résistance, gardant dans son regard la secrète destination.

Elle regarde l'eau. Écoute.
 Et les mots déposés dans sa mémoire roulent. Les mots de l'homme torturé la glissent dans l'inenvisagé.
 "La rivière, je veux retourner à la rivière". Ses yeux de pierre en pierre recensent le lieu. Il est venu dans cet endroit munie de ses cuissardes pour remonter le cours d'eau. Il s'est désaltéré, avant de poursuivre son étrange passion. Elle le voit presque dans ses gestes souples, précis, économes, silencieux.
Tant de fois elle eût  l'idée de le peindre, de saisir l'harmonie, juste avant le déséquilibre quand la truite est retirée de son élément.
Ses yeux voient les bleus, les jaunes, les verts, les gris de l'aquarelle. Ses yeux peignent déjà. Jusqu'au bruit du courant.
Les images se superposent. "Son visage-papyrus" comme disait jami et ces herbes gelées. Comme un miroir, la rivière restitue le paroxysme de la souffrance et ce calme à atteindre : "encore une fois". Des mots balisent sa mémoire. Il était déjà là quelque part dans une vision hallucinée de ce qu'il adviendrait.
Ses yeux cherchent une réponse à son désarroi et invoquent le paysage où il l'a convoquée. Elle piste l'indice d'un ultime message.
Deviendrait-elle folle ?
 L'interrogation la fait sourire. De peur. Au diapason de la crainte de l'homme devant l'assaut de la morphine. Elle se rappelle : "laisse toi aller disait Jami, ne raisonne pas, découvre". Elle s'est sentie guidée à cet endroit sans un mot, sans un vague croquis. Elle a vu le cours d'eau chercher son lit, hésitant entre la rive clôturée, artificiellement surélevée en prévision des crues et glissant vers la dénivellation hospitalière parsemée de rochers. La mémoire de leur rencontre se décalque, vérifie. Le dépouillement. Cet acquiescement immédiat.  Ses yeux focalisent jusqu'à ne plus voir. Qu'un signe soustrayant tantôt noir, tantôt blanc zébrant l'étendue de sa conscience. Ses lèvres ânonnent  des mots qui épousent le silence. Ses lèvres qui ont tant de fois maudit son impuissance, s'avouent : "j'ai trouvé, je suis arrivée". Et le sésame libère son sourire à ces versants de collines où coule son secret avant même qu'il n'y repose.
Les derniers rayons du jour étirent en contrebas sur la berge l'ombre du garçon et impriment son hésitation manifeste.
il a posé l'urne sur la terre humide. Et l'observe d'un questionnement muet. Il se sent démuni. Il a vu l'homme souffrir, espérer, il a entendu ses poumons chercher une dernière bouffée d'oxygène. Et vu le corps inerte se rigidifier. Il est resté immobile. Vide de toute pensée pour que sa mémoire s'imprègne, apprenne.
Vide pour recueillir un instant, un éclair, un savoir.
Devant lui, l'urne borne le paysage découvert. Rune gravée d'un invisible message. Le souvenir d'anciennes et hâtives lectures lui parvient. Ces tuteurs silencieux lui laissent accueillir ce présent . "Je suis devant mon Gom-Jabbar", ô Leto, ai-je bien lu".
Le vase lui miroite son esprit dupliqué. il faut l'ouvrir, libérer le contenu.
Il cherche dans sa mémoire, des gestes, des mots qui conviendraient et ne surgit qu'une séquence d'un film de sa jeunesse "le voleur de Bagdad". Un enfant devant une bouteille magique et son drôle de djinn : "encore un coup de l'inconscient."
Il flaire la folie dans la floraison de sens. un rire nerveux le secoue et l'atavique génuflexion le ramène près du carton d'emballage de l'urne funéraire. Le visage de circonstance du préposé du crématorium y est resté accolé. Il lui tend l'objet et grimace sa compassion devant son hésitation à se saisir de l'encombrante pochette surprise.
Il entend ce besoin ironique de murmurer : "Alors Marcel, il faut maintenant que je te porte" et le visage de l'anonyme intercesseur trouve grâce en son esprit et l'encourage à agir. L'afflux sanguin cogne à ses tempes, à son aorte plus que l'émotion et draine l'impératif : "ouvre".
Ses mains s'emparent du présent avec la fébrilité de l'éprouver enfin.
Le couvercle de l'urne résiste et mobilise tous ses sens. Cède.
Le ciel toujours rougeoie au loin. un autre temps s'ouvre à lui. Ses yeux cherchent des repères, implorent sa mémoire. Il appelle ses tuteurs. Et l'univers de "Dune" lui répond : "je ne connaîtrais pas la peur, car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi."
Impréparé.

 Il regarde l'urne dont les galbes symétriques offrent le tracé de ses interrogations : "faut-il regarder les cendres de l'homme.", la question se faufile et ses mains soulèvent le vase au dessus de sa tête. "Ô Abi, je suis venu t'appeler Père et t'entendre m'appeler fils... Abi dans ce scénario inversé et tu ne fus pas épargné..."
 Il s'incline et ramène le vase sous son regard : " bois, tissus, chair : tes cendres et notre secret" Il incline l'urne et l'eau aussi se trouble. Surface pelliculée.
Cette poussière d'homme qui s'étend sur toute la largeur du cours d'eau, comme si les molécules prenaient possession avec curiosité de leur nouveau réceptacle, comme si elles cherchaient dans un ultime mouvement de retrouver leur forme antérieure.

Il immerge l'urne dans le courant et l'eau s'engouffre sans hésiter emportant l'offrande.
"Abi est ce l'oubli pour toi, est ce l'Acheron." Il retire l'urne.
La cavité contient toujours des cendres : " ô Père, encore un effort".
L'invocation monte en lui comme une invitation symétrique : "ô père, épargne-moi" mais sa main n'attend pas l'impossible réponse et plonge chercher sa vérité.
"Tes cendres dans ma main...ô Abi, est-ce, cela prendre le nom".
Sa main s'ouvre et la poussière d'homme  dans sa paume recouvre la ligne de vie.
 Il regarde.
Aucun djinn, aucun miracle. Seules des cendres dans sa main. Il repêche l'urne dans l'eau, sa main retourne dans la cavité pour extraire : "je suis venu à mon bâptéme, Abi...".
Les mots conjurent sa frayeur et pointent une ironique ritournelle de son être fissuré. Il se redresse. Ultime ponctuation.

Elle s'est approchée de la voiture, elle l'attend.
Il a remis le vase vide dans son carton et s'avance au travers de lancinantes questions. Leurs yeux se cherchent et s'embuent d'éternité.
Elle tourne la clé du démarreur. Le véhicule glisse hors du paysage vallonnée, dans le crépuscule. Il la regarde s'engager dans un temps nouveau. Il se souvient, 15 ans auparavant devant la sépulture de sa compagne : sa pensée pétrifiée. Il se souvient la mort annoncée et sa terreur à projeter son monde dépeuplé. Sa terreur jusqu'à fuir. Sa terreur jusqu'à préférer survie et lâcheté. Il se souvient de la pesanteur des mots quand le corps ne peut pas les porter et le regard devient cécité.

Il n'y a plus de mot quand on trahit l'être aimé: -sentiment de Judas-"Et Judas avait ses raisons là où je n'avais que mes peurs".
des phrases ainsi le traversent rivant son imaginaire à ces imposants boulets.

Il la regarde conduire dans ses pensées sinueuses. Quelque soit sa force son courage, il mesure sa blessure : le vertige de chaque lieu traversé avec l'autre, le vertige devant chaque objet effleuré par l'autre. Il a vu le soin qu'elle a mis dès leur arrivée dans cette maison de campagne, à remplir les vases de fleurs, à poser des rideaux, à accrocher des tableaux. Et chaque geste consacre la présence de l'absent.
Il a surpris l'appréhension de ces premiers pas et cette crainte rampante qui noue rêves et cauchemars. Il a détourné son regard comme l'on fait un pas de côté et s'est réfugié sur les pages d'un carnet qui ne le quitte pas.
-J'ai vu une chevelure blanchir sous la peine et monologuer au présent avec la disparue- a-t-il noté -puisses tu être épargnée. -

Le silence enveloppe l'implicite partage de l'impuissance et du dénuement. Sa bouche entrouverte semble happer l'air soudain raréfié. Ses mains empoignent le volant et la circonférence s'impose comme la seule réalité palpable. Elle s'accroche à ce besoin de rouler, elle ne peut pas retourner dans cette maison avant la nuit.
Elle voudrait une sorte d'effacement.
Jami se tait. Il est souvent silencieux. Il va jusqu'à lui écrire quand les mots ne trouvent pas de son dans sa bouche. Il est si différent de Marcel.
Elle pense à cette première lettre inattendue : -vous avez eu le courage de m'appeler. Vous avez affronter l'idée d'être jugée, croyant que j'étais la clé qui ouvrirait des portes plus compétentes qui le sauverait et lui aussi le croyait et lui aussi redoutait de dévoiler votre relation-.

Elle se souvient de l'étonnement de Marcel à le revoir après tant d'années.
Tout est allé si vite. La nébuleuse du cancer : diagnostics imprécis, soins approximatifs enrobés dans les discours d'usage et la douleur incessante qui sculpte le corps, le visage. La nébuleuse du cancer lui a pris son énergie. : nuits de veille , d'insomnie, quête de médecins, quête d'informations, de conseils pour affronter l'indifférence, affronter ce regard qui sait ce qui advient. Tant de fois , elle s'est sentie maladroite devant ce regard et il en riait même, décodant son embarras. Elle a trop de tableaux qui l'effleurent et qu'elle voudrait recouvrir : monochrome.
Elle ne peint plus.
Elle ne compte plus les mois. Elle a quitté ce qui était sa vie pour être auprès de celui qui était sa vie. Un choix comme un de ses sujets qui s'imposait sous son fusain, cartographiant  les méandres de son esprit avant que les couleurs s'imposent.
Un éclair alors qu'il regardait les clichés de son squelette dans le contrejour de l'atelier, repérant le contour des cellules   D'où elle se tenait, elle ne remarquait qu'une sorte de lavis sombre. Marcel répétait les propos du radiologue, ajoutant d'une voix faussement amusé son commentaire sur l'œuvre et le photographe. Elle s'était approchée de lui et la voix de l'homme était devenue plus grave : "les métastases ne visitent pas que la prostate", tandis que son index parcourait les zones sensibles de son organisme : "-tu parles d'une sciatique". Les douleurs persistantes avaient eu raison du diagnostic enjolivé. Elle s'était essuyée les mains au chiffon glissé dans la poche du jeans et à son habitude quand les premiers tracés butaient sur l'indépassable, elle avait senti le besoin de recul devant l'imprévisible de l'épreuve : "fini pour aujourd'hui" avait-elle ajouté. Ils étaient sortis bras dessus, bras dessous laissant les radios sur le chevalet.
Elles y demeuraient toujours.
Elle s'était repliée dans la maison, happée par les tâches d'intendance, l'organisation de la résistance. Vaille que vaille, il continuait de s'occuper de l'auto-école. S'efforçait de masquer les souffrances qui le minaient, lisant l'évolution de son état dans le regard de ceux qu'ils croisaient.
Il devenait attentif à la sonorité de l'échange le plus banal, la gêne d'un visage.
 La maladie filtrait les amis et les autres. Au début, il en était presque amusé et puis la représentation se fit pénible. Imperceptible, l'inquiétude progressait dans cette métaphysique du -pourquoi, moi-.
La superstition gagna son esprit. Était-il au purgatoire? Quelque part une statuette était chaque jour transpercée. -Maledetto-.
Comment pouvait-il en être autrement? Il se plia à l'expiation.
Le besoin de sens le moulait toujours plus dans la culpabilité. Il prit prétexte d'un matelas trop dur pour se retrancher dans la chambre d'ami : vaine citadelle.
Son aptitude de peintre à percevoir les nuances jusque dans ses silences, à déceler l'ombre de cette peur de la perdre quand il intégra les effets secondaires de son cancer de la prostate, l'alerta.
Elle fit le siège.
Et sa colère déborda voyant qu'il glissait dans la rémission. Une colère aussi radicale que soudaine que le diagnostic de son cancer.
Une colère contre-feu à la culpabilité, cette rivale qui s'installait entre eux.
Elle, magma d'énergie, faite de sourires, d'attentions, toujours affairée à briquer névrotiquement le périmètre cuisine-chambre-salon-salle de bain, ne serait pas une simple aide-soignante.
Elle, qui avait toujours attendu les signes de la séduction, franchit le seuil du reclus, puisant à des ressources insoupçonnées pour recomposer leur amour.

Elle trouva les mots qui disaient le désir de l'autre, elle inaugura un alphabet fait de regards, de caresses, elle rappela leurs projets toujours différés, elle se braqua sur son étroitesse comptable à ces plaisirs qui font l'existence : voyager, aller à des spectacles, au restaurant.
Chaque minute de cette nuit devenait un corps à corps à ce doute incrusté, au goût de pitié, de compassion mêlés. Elle se sentait si sûre d'elle, de son choix, de ses sentiments qu'il vit l'amour et l'aurore du jour nouveau.
Il fut convaincu qu'ils étaient vivants et cette certitude les ramenèrent dans ce lieu de Corrèze et le rêve prit forme entre joie et douleurs. Ils pilotèrent les travaux, il bricola, elle se mit à chiner chez les antiquaires. Ils...
Son pied appuya sur l'accélérateur.
 Tout s'était précipité. Et maintenant. la route était étroite, les pneus crissèrent, Jami devait la regarder. Elle n'était pas une virtuose du volant. Elle ne voulait plus penser. Les courbes trop rapprochées l'empêchaient de franchement accélérer. Que devient l'amour quand l'un meurt et l'autre demeure?
La question la traversa, elle ne put l'éviter, sa tension l'investit. elle sentit la voiture ralentir. Elle regarda le passager. Son visage avait une réponse de près de vingt ans.
-"Tu te sentiras si seule." Lui avait-il dit un soir, non pour justifier sa présence mais pour avouer la béance qui l'avait saisi. Puis pour s'excuser ou diluer sa sentence, il avait murmuré : "toi, tu n'as pas failli"-. Et la phrase semblait venir du fond de sa mémoire comme l'aveu de cette culpabilité qui le fondait.

Il avait raison. Elle se sentait déjà si seule à ce carrefour de sa vie et sa vision se troublait. Maintenant quelles routes?
Devant elle, les directions s'équivalaient dans le sans intérêt. Le voyant de la jauge s'alluma. Elle fut secouée d'un éclat de rire et sans comprendre le passager se mit aussi à rire : "je te raconterai, il faut que je fasse le plein". Et le rire les reprit, tandis que Jami sortait à nouveau son carnet pour noter une de ses lubies. Marcel disait qu'il était secret. Et quand elle lui avait rapporté la remarque en aparté, souriant il avait rétorqué :
"j'étais le secret, j'étais le lien secret du clan, la honte pour la fille-mère, le lien d'un chantage entre fille et mère, le lien qui temporisait les rivalités entre les deux sœurs. J'étais l'alibi d'un couple artificiel nourri d'hypocrisie, j'étais le tabou, la dette, la bombe anti-personnelle que l'on plaçait sous le siège de l'une ou de l'autre pour régler un hain'iéme compte. Maintenant que le clan est désagrégé, il ne me reste qu'à désamorcer ce conte à rebours : dans ma mémoire".
Le flux de mots avait avait cinglé à ses oreilles comme des vagues à marée haute.

Ses silences retenaient des tempêtes. Depuis qu'elle lui avait téléphoné et tout au long de ces 55 jours, il ne lui avait rien caché de sa vie : des confidences en forme de reconnaissance qu'il travestissait dans des phrases sentencieuses : "nous sommes seul juge de nos actes"...suis-je meilleur?".  Ponctuées de sourires dessinant sa lassitude de conflits intérieurs en forme de guerre de roses. Chaque parole portait son leurre, un voile encré, répandu pour se protéger et elle se souvint de cette photo d'un enfant dans le porte feuille de Marcel tenant un poulpe comme un trophée.
Elle avait encore à l'esprit ses gestes singuliers, l'urne à la main et l'écho de ses jugements si radicaux sur ce qu'avait été la vie dans le clan familial.
Qu'écris-tu dans ton carnet" . Le profil de la route se faisait rectiligne, elle le regardait.
-"Des lamenti, j'entretiens ce qui pour moi vaut la peine. J'ai des carnets porte-plaintes. Cela me soulage. je dépose des rêves, des clichés, des instantanées, des écrits vains. Je transvase mon bourbier, j'indique, je canalise, je colmate..."
-"Tu es très actif" interrompit-elle. Il se mi-temps à sourire de la sage ironie de son interlocutrice. elle devinait à présent ses malaises dans son verbiage.
Pour changer de sujet, il lui indiqua un poste d'essence à l'entrée du village. Elle opina et rétrograda pour se présenter devant la pompe. Le self-service semblait désert. Il ouvrit la porte et le carnet glissa sur le sol. "Puis je le parcourir" demanda-t-elle en le ramassant. Il acquiesça  et se dirigea vers la pompe.
Le carnet à spirales replié à la page de la dernière inscription était d'un petit format de poche. Sur la page de gauche, une phrase de Pasolini était annotée :
-"nous survivons : et c'est la confusion d'une vie qui renaît en dehors de la raison... Poésie en forme de rose.
En dessous d'autres citations en cascade commençant par des initiales -WB- :
"Comprenez bien ceci, je n'ai pas de motifs, j'agis à propos et j'agis automatiquement..."
-"siège arrière du rêve"
-"le but de l'écriture est de faire arriver les choses..."
Sur l'autre page son regard arpente l'écriture serrée qui suit en ondulant le quadrillage du papier.
-Juillet 1990
"... Vêtu d'un tricot de corps blanc pour unique vêtement, je me retrouve devant l'entrée d'un corridor desservant plusieurs pièces où des femmes et des hommes plutôt jeunes semblent affairés. ceux ne sont pas des personnes familières, du moins je ne les reconnais pas. Conscient de ma demie nudité, je me demande comment franchir l'espace de ce couloir pour atteindre la pièce où se trouvent les habits : un simple slip d'ailleurs. Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu me retrouver ainsi tandis qu'une fille corsage blanc-jupe noire croise mon regard.../
La suite du récit l'amène à tourner la page. Sur la page de gauche trône une citation de Daniel Sibony :
-"la grande trouvaille sur le rêve, c'est qu'il suffit d'en parler pour n'être ni dedans ni dehors mais à la limite du désir que réveille le rêve..."
Uniquement ces mots face au récit qu'elle poursuit :

-" mon mental aux aguets pense une parade : "faire comme si j'étais habillé". Le regard de la fille ne traduit aucune surprise et ce fait m'incite à m'avancer persuadé de l'efficacité du subterfuge. J'avance passant de portes en portes sans qu'aucune réaction ne transparaisse dans l'assistance. J'arrive à mon bureau, récupère le slip (avais écrit sleep), j'éprouve une certaine colère devant l'inanité de la situation et mon incompréhension. La neutralité des spectateurs tempère mon état d'esprit. Je prends le slip sans même le mettre et repasse dans le couloir puis sors dans la rue : je me réveille"-

Commentaires quelques heures après : -vêtu d'un tricot de corps blanc traduction vêtu d'un Marcel. Ai vécu dans l'effet ce qui était écrit. Février-mars 1992

Elle jette un coup d'œil dans le rétroviseur. Il a disparu. Il doit être à la caisse. Elle n'ose feuilleter plus avant tant l'hermétisme des dernières lignes la met mal à l'aise. Elle n'a jamais prisé l'introspection. Elle veut garder le contrôle de sa vie. "Garder raison" comme on dit. Le voilà qui revient. Elle comprend la distance qu'il  a mise avec sa famille. elle lit :
"-Litanies des gardiennes-
... Mi devi la vita saÏ
...Je me suis mariée pour que tu es un nom....
J'ai eu le non et suis allé chercher un oui et savourer cet être en faim 19 février Vain mars1992

-"tu me laisses conduire". Elle lui rend le carnet et glisse sur le siège passager.
-"Je n'ai pas tout compris à propos de ce rêve"
_"rassure-toi moi non plus, mais j'ai écrit ces mots."
La nuit a pris le relais et donne à leur tête à tête une dimension théâtrale. Huis clos à deux voix et de sombres pensées. Il lui prend la main. "J'ai cru devenir fou quand j'ai pris les cendres dans la main... Les mots dans ma tête m'assaillaient, je me disais -"tu deviens Barjot et je le répétais jusqu'à en rire et j'embrassais l'urne et je l'inclinais dans un rite improvisé et nécessaire et c'était comme si je prenais un passeport pour la vie en abandonnant la peur de vivre. Je suis un lapsi, je suis comme un de ces anciens chrétiens qui reniait leur foi, j'ai abjuré mon premier amour, taraudé par la terreur de la voir mourir. J'ai répondu à ton appel pour mon salut, principalement pour mon salut. Je devais te le dire".
Elle serra sa main en forme de réponse.
Elle avait besoin de silence. La nuit était propice. Cette nuit ne serait pas hantée, le jour avait été trop pesant. Elle ne pourrait pas dormir. Le paysage devint familier, ils approchaient de la maison. La nuit leur permettait de rentrer. Elle réalise ta le feu, prépara du thé. Chaque geste lui insufflait une énergie nouvelle.
Il était aux antipodes, gagna la salle de bains pour prendre une douche. L'eau lui ôtait les visions obsédantes que l'eau avait encrées. Il la rejoignit dans la cuisine. elle versait le thé. Il brisa la cérémonie en le noyant dans deux tiers de lait. Il avait besoin de lait comme d'autres de scotch ou de vodka pour affronter leur réalité. Elle sourit à cette hérésie.

-"Je suis épuisé dit-il comme pour se justifier " K-O et mon esprit aussi dans le chaos, j'ai l'impression d'avoir voulu décrypter pendant des années un champ de mines. On peut toujours trouver mille raisons à la folie, à sa folie et puis après. Je me sens vieux ce soir, comme si le temps m'avait rattrapé, vieux et plus apaisé, vieux et baigné d'une sagesse qui me manquait. Les aiguilles du temps ont émis leur message :-tu as choisi ta réalité, -tes peurs n'ont plus d'alibis, -tu es synchrone-. Comme si le temps parlait, comme si la mort était ce fantôme à la faux, l'amour , l'enfant à l'arc et le Messie, un corps supplicié sur sa croix. J'ai envie de rire et de dormir".
Elle tenait le bol dans ses deux mains pour les réchauffer, accumuler une énergie bienfaitrice. Elle le portait de temps à autre à ses lèvres et le liquide semblait abreuver des visions dans ses yeux.
Elle l'avait laissé parler mais seules les sonorités musicales de la voix filtraient. Elle semblait si concentrée comme si quelque chose en elle éclosait. Il se sentit intimidé en tangence à cet autre monde. Il déposa le bol dans l'évier et laissa le silence lui communiquer qu'il se retirait. Il se sentait souvent emprunté devant certains êtres, marqué par les arcs de force de leur suzeraineté. Il s'allongea à avec cette pensée et le sommeil lui offrit la légèreté.


-"Svegliati"
Non il ne rêve pas. C'est bien sa voix. En italien, double surprise. C'est le matin et elle adopte les accents de ses origines  : reniées.
-"qu'est ce qui t'arrive?"
Il se redresse. Elle tient un plateau parcouru des volutes de l'arôme de café et à leurs travers sur la commode il voit un tableau posé.
-"C'est pour toi. J'ai peint cette nuit dans la cuisine. Une phrase me guidait, elle disait : "que reste-t-il de l'amour quand l'un meurt et l'autre survit. La toile s'est imposée. Il regarde et se surprend à constater que le paysage l'observe ou plutôt que la rivière qui serpente transversalement sur la toile à un cours qui miroite un regard à celui qui l'approche. Le cours d'eau s'étend entre deux versants de collines sous un ciel en écharpe rougeoyante. L'eau limpide. L'eau grossie des fontes récentes coule. Elle lèche les branches brûlées par le froid de l'hiver.
Elle lèche les pierres arrondies  qui jalonnent son cours.
Indifférente. Au temps. A sa présence . A leur présence.
Il regarde le soleil épouser la ligne de crête, il ne peut détacher son regard du cours d'eau et remarque sur un rocher une légende qui s'enroule à l'encre de Chine : "où coule le rêve" et sur une pierre adjacente, le prénom et la première lettre de son. Nom de jeune fille que l'eau vient baigner
<< -Élise G>>.

vendredi 16 septembre 2016

1958 en était

"Ricordati l'Amerigo Vespucci"

Tonton Dinu dit qu’il a entendu l’autre nuit la sirène de l’Amerigo Vespucci partant pour l’America. Maddalena a haussé les épaules et a répondu qu’il ferait mieux de terminer l’ arrosage du potager plutôt que de me raconter des balivernes. 


Tonton Dinu a tiré sa montre à gousset de sa poche pour toute réponse.
Puis il m’a fait signe d’approcher pour m’asseoir sur ses genoux.  Et en baissant la voix, il m’a expliqué que la nonna ne sait plus entendre l’Amerigo depuis que Piètro est parti et il a ajouté que l’Amerigo est le plus beau des bateaux et qu’il emmène les italiens dans le nouveau monde.
Tonton Dinu a déjà vu l’Amerigo dans le port de Genova mais il ne l’a pas pris pour rester avec sa soeur. «Maddalena ha paura».
Il a raison.
La nonna ne veut jamais m’accompagner au bord de mer et quand madrina Maria vient me chercher avec la bici, elle lui fait jurer de ne pas y aller.
Je n’ai pas entendu l’Amerigo, l’autre soir.
 Dinu m’a expliqué qu’il faut l’avoir vu au moins une fois pour l’entendre après. 
«Moi aussi je verrai l’Amerigo» ai-je déclaré et me rapprochant de son oreille, je lui ai avoué que nous allions voir les bateaux dans le port de Cannes avec marraine. Il a compris que c’était notre secret et de sa main libre a caressé sa grande moustache pour la tresser comme il m’a appris. Maddalena est revenue nous interrompre. Dinu a souri et à haute voix a ajouté «ricordati l’Amerigo, Giami». 

 En venant me chercher à l’école, Maddalena m’a annoncé que je pouvais rester chez Lea, ce soir, avec Alain et Lucette. Je lui ai bien dit que Dinu devait me raconter l’histoire de l’Amerigo, elle a semblé ne pas entendre.
Puis nous sommes entrés dans la boulangerie et elle m’a permis de choisir des bonbons et d’en prendre pour Alain et Lucette. J’ai pioché deux boules de coco pour chacun tandis que grand-mère parlait à la boulangère. j’étais embêté par ce que je n’avais jamais eu à en choisir autant. Heureusement la boulangère s’est approchée avec un sachet.
J’ai mis trois boules rouges et trois vertes. « Prends des malabars aussi Jami » a-t-elle proposé. J’ai regardé grand-mère qui se mouchait et la boulangère a repris « Madeleine est d’accord ». Je lui ai souri. La boulangère sait que j’aime bien les malabars par ce qu’il y a des décalcomanies en plus. Elle s’est baissée vers moi et m’a embrassé sur les deux joues. D’habitude quand je luis souris, elle ne m’embrasse pas. En sortant j’ai dit à grand-mère que la boulangère a des yeux couleur mer et qu’ils sont mouillés. Elle m’a répondu que l’on dit « bleus ».
J’ai hoché la tête en reprenant « bleus et tout mouillés ». 

Je n’arrive pas à dormir. Je pense à l’ »Amerigo ». 
Ce soir, je ne pourrai pas encore entendre sa sirène. Tout à l’heure quand la mère d’Alain et de Lucette est venue nous embrasser avant d’éteindre, j’ai essayé de lui demander si elle entendait aussi l’Amerigo Vespucci mais Alain l’a tirée par la main pour qu’elle le borde. Le soir, j’ai toujours des questions à poser. 
Tonton Dinu me surnomme « il signorino Perchè ». 
Tonton Dinu aime bien les pourquoi quand il vient me souhaiter une bonne nuit. Il ajoute toujours « ne hai un sacco, signorino sta sera ». Moi, je n’aime pas m’endormir sans ouvrir le sac de pourquoi. 
Mais Lea ne le sait pas.
Je reste les yeux grands ouverts, elle me questionnera en repassant et je pourrais lui parler de mon sac de pourquoi. Grand-mère m’avait emmené directement chez Léa. Je n’ai même pas vu Dinu, ni Pierrette, ma tante. D’habitude, je joue dans la cour avec Alain, on attend que Giacinto , son père, revienne du travail en moto.
S’il n’est pas fatigué, on a droit à faire un tour sur la B.S.A. Parfois le mercredi soir, grand-mère me permet de rester dormir chez Alain, le jeudi nous n’avons pas école. Cette fois je n’ai même pas eu besoin d’aller chercher mon pyjama et ma brosse à dents. Tout était déjà chez Léa. Nous n’avons même pas joué. Léa a rappelé que nous avions classe le lendemain et a demandé à Lucette d’aider Alain à faire ses devoirs. Moi, je n’ai pas de devoirs le soir, je suis encore à la petite école.
Léa a voulu que je reste avec elle dans la cuisine pendant qu’elle préparait le repas. Elle m’a montre comment faire une tarte aux pommes. Je lui ai dit que la boulangère m’avait donné des malabars et des boules cocos mais elle préfère que l’on mange un vrai dessert. J’aime bien mettre mes mains dans la pâte toute molle. C’est comme à l’école, la pâte à modeler, sauf que là il faut l’aplatir avec un rouleau avant de la poser dans un plat en fer.
Léa m’a donné trois petits plats, un pour chacun. Nous n’avons pas attendu Giacinto pour le repas. Léa nous a prévenu qu’il rentrerait tard. Lucette a demandé à sa mère si elle pouvait attendre son père et avant qu’Alain ne s’écrie « moi aussi » Léa avait fait  signe de mettre trois assiettes. Lucette n’était pas contente, elle tentait de nous expliquer qu’elle était l’ainée et qu’elle pouvait manger avec les grands. Moi aussi, j’aime bien manger avec Giacinto et Léa mais je n’ai rien dit.
Grand mère m’a fait promettre d’obéir à Léa. C’est la première fois que je dors chez nos voisins, un autre jour que le mercredi. Je dirai à Grand mère que je préfère y aller seulement ce jour-là. Je me demande vers quelle heure tonton Dinu entend les sirènes de l’Amerigo Vespucci. 


 Ce matin Léa est venue nous réveiller. Lucette qui était déjà levée, s’est empressée d’ouvrir les volets tandis qu’Alain se cachait sous ses draps pour jouer avec sa mère. Lucette les a rabattus en s’écriant comme Léa « tout le monde sur le pont ». Alain était en colère. Lucette riait. Il a essayé de prendre sa mère à témoin mais elle lui tournait le dos, me demandant si j’avais bien dormi. J’ai réfléchi avant d’ajouter que je n’avais toujours pas entendu l’Amerigo Vespucci. Elle m’a souri en précisant que c’était normal. « Je sais c’est par ce que je ne l’ai pas encore vu » me suis-je- exclamé. 
Elle n’a pas semblé me comprendre et s’est tournée vers Alain qui hurlait « qu’est ce que c’est l’Amerigo Vespucci ».
Tout content de le savoir et avant que Léa aît pu dire quelque chose, j’ai crié « c’est le bateau des italiens. Léa surprise m’a regardé. J’étais debout sur le lit comme Alain et on a entonné en choeur « le bateau des italiens, le bateau des italiens ». Léa en riant a saisi Alain tandis que Lucette faisait de même avec moi et on s’est retrouvé tous les quatre autour de la table de la salle à manger pour le petit déjeuner. Alain a pris une tartine et l’a faite naviguer au dessus de sa tête et on s’est écrié « vive l’Amerigo ». La tartine traversait une tempête. Nous avons ri de bon coeur.
Puis d’un seul coup il l’a déposée sur la table. Regardant la place abandonnée de son père qu’occupaient des miettes de pain et le bol resté en rade à moitié plein de café, s’est écrié« papa est déjà parti ». « Juste quand je me suis levée » a claironné Lucette, toute contente. 
La dispute allait reprendre. Le carillon de la porte d’entrée a retenti, Lucette s’est précipitée. J’ai reconnu la voix de Pierrette. Léa est allée à sa rencontre, je les ai entendues échanger des paroles. J’ai appelé ma tante et Léa a répondu « finissez de déjeuner, elle revient ». Alain avait repris sa tartine mais l’Amerigo s’était transformé en une sorte de baguette  maléfique dont il menaçait sa soeur. 
Léa réapparut dans l’encoignure de la porte, tenant sur un bras des habits et fit signe à Alain de se préparer pour aller à l’école. Et « Jami a répondu Alain. Mes yeux  étaient fixés sur le bras de Léa. C’étaient bien mes habits mais c’étaient ceux du dimanche. Pierrette avait du se tromper. Léa a remarqué mon étonnement et m’a annoncé que je n’irai pas à l’école aujourd’hui. 
« Pierrette, va venir te chercher » ajouta-t-elle. Alain s’est levé en s’exclamant « moi aussi ». Mais sa mère lui ordonne d’aller se préparer. Je reste tout seul dans la salle à manger, buvant à petites gorgées le lait toujours chaud et puis prenant la tartine, je joue à l’Amerigo dans la tempête mais ce n’était plus pareil. 
J’entendais les derniers conseils de Léa.
Alain m’a fait un signe de la main, accompagné d’un « ciao », il a dévalé l’escalier et je l’ai vu par la fenêtre courir se cachait dans le garage entrouvert des voisins. Lucette a crié « attends moi » tandis que Léa lui donnait l’argent pour acheter le pain à leur retour. Moi aussi, j’avais envie d’aller à l’école. La nonna ne m’avait pas dit que je n’irais pas..
Peut être tatie Carli lui a rapporté que j’avais pleuré , hier matin à son départ.  Peut-être lui a-t-elle raconté que je ne voulais pas lâcher sa blouse, même quand elle a voulu aller aux toilettes. 
Tatie Carli croit que j’ai peur des autres enfants. Pourquoi aurai-je peur des autres enfants? Je lui ai dit que je ne voulais pas qu’elle parte, moi, je l’aime tatie Carli, même si elle n’habite plus dans notre quartier. D’ailleurs, j’étais très fier quand la nonna m’a inscrit à l’école de tatie. 
Les autres enfants de ma rue, eux, vont à une autre école dans la pinède. 
C’est vrai, j’ai été surpris quand je l’ai vue disparaître derrière la porte des toilettes. J’ai essayé de la pousser mais elle l’avait fermée. 
Les portes des toilettes de l’école ressemblent aux portes des saloon, on voit les chaussures et les tibias. Comme je suis petit, j’ai rampé pour me faufiler entièrement. Tatie a crié, s’est redressée illico et a tenté de me faire sortir de force. C’est là que je me suis accroché à sa blouse en hurlant « je ne veux pas que tu partes ». Les autres enfants sont accourus, certains me montraient du doigt, en riant, se tenant chacun par la blouse de l'autre. Tatie était très énervée par le remue-ménage. 
Elle m'a promis qu'elle n'allait pas partir, qu'elle allait seulement aux toilettes. Mais je n'ai pas lâché sa blouse. Je ne pouvais pas la lâcher. Je sentais bien que Tatie était embêtée. Elle a appelé une autre institutrice pour disperser les enfants qui nous regardaient et puis on est entré dans les toilettes.  C'est à ce moment là que j'ai lâché la blouse, quand j'ai compris qu'elle ne m'avait pas menti et je me suis retourné contre le mur pour pleurer. Quand nous sommes sortis, Tatie m'a consolé. Elle répétait "c'est fini, n'aie pas peur". Moi, j'avais honte et mes larmes coulaient tout autant. Elle a pris mes mains et les a embrassées. Elle n'était pas fâchée. Elle a ajouté : "tu te rends compte si tous les enfants voulaient me tenir la main ou s'accrocher à ma blouse". 
Je me taisais. 
Son regard a cherché à lire dans mes yeux, une réponse. J'ai fermé un instant les paupières et puis j'ai regardé par terre. Moi, je ne sais pas pourquoi j'ai besoin de lui tenir la main, de m'accrocher à sa blouse. J'ai bien vu que les autres enfants ne font pas ainsi. Ils ne l'appellent pas Tatie , non plus. Grand-mère m'a bien recommandé de ne pas l'appeler Tatie. Elle a même ajouté : "senti, la tua zia è Pierrette". Moi, je ne comprends pas pourquoi je pouvais l'appeler "Tatie" quand elle vivait à la maison et plus maintenant. Grand-mère, elle, elle l'appelle "mademoiselle". Moi, "mademoiselle", cela ne me plait pas, alors quand nous sommes ensemble, je l'appelle "Tatie". Tatie, cela la fait rire. Surtout le soir quand grand-mère vient me chercher, je lui dis "au revoir , mademoiselle" et quand je m'approche pour l'embrasser je lui murmure "Tatie" à l'oreille. 

Ah ! Alain a réussi à surprendre sa sœur, qui a bien eu peur. Elle tente de l'attraper. Raté. Je n'entends plus que le rire victorieux d'Alain. Je reste immobile, tartine en main devant mon bol de lait, essayant de capter ce que mes yeux ne peuvent pas voir. Tant pis. Je trempe la tartine. Dans le bol, le lait a refroidi. Tant pis. La nonna n'aime pas que je laisse du pain. 
Léa est entrain de se peigner. Ses gestes se reflétent sur la vitre. D'habitude le matin, elle noue un foulard dans ses cheveux. Je me dépêche de finir de déjeuner. 
"Tes habits sont sur le lit, Jami, Pierrette va arriver". 
J'aime bien regarder Léa se coiffer devant la grande glace de sa chambre. Elle penche la tête d'un côté et la brosse plonge et disparaît sous ses cheveux noirs. Sa main glisse alors lentement contourne son oreille et ses cheveux deviennent une vague qui s'étire et ondoie et quand la brosse réapparaît l'oreille est submergée par la chevelure ondoyante. "Deux coups de brosse suffisent" dit-elle quand elle surprend mon regard. Grand-mère, elle a de longs cheveux blancs qui lorsqu'elle les lave, descendent jusqu'au bas de son dos. Je vois rarement grand-mère se coiffer. Elle se lève au chant du coq et quand elle me réveille son chignon se dresse déjà comme une petite montagne enneigée 
-"Sbrigati, Sbrigati Pierrette n'aime pas attendre.
 -"°Mais Léa, ceux sont mes habits du dimanche?"
 -"Pierrette veut que tu les mettes, tu vas rencontrer tes cousins d'Italie. Et lave-toi le museau avant tout!". 
Je file dans la cuisine. Léa a posé un gant et une serviette sur la chaise qui me permet d'atteindre le robinet. Je mouille le gant. L'eau est un peu froide. J'aime bien me passer le gant plein d'eau sur le visage et sur le cou. J'aime bien sentir l'eau couler sur ma peau et éclabousser les alentours et puis vite saisir la serviette pour me réchauffer. Mais j'aime moins devoir savonner le gant quand je mets les habits du dimanche. 
Trop souvent le savon me pique les yeux. Une fois je suis même tombé de la chaise. Le gros savon attend dans la soucoupe. Il a la couleur du miel. Je jette un coup d'œil vers la porte. Léa est toujours dans sa chambre. Je prends la soucoupe est passé le savon sous le filet d'eau. Je repose la soucoupe et reprend le gant encore mouillé et le repasse sur mon visage. "Et les oreilles". Je sursaute à la voix de Léa et me retrouve recouvert de la serviette de toilette que ses mains appliquent sur mes joues sur mon front "oh mais c'est qu'il est plein de mousse". Léa rit. Pas moi. Le carillon retentit. Les mains de Léa me frictionnent les oreilles.
 "Va vite t'habiller, ce doit être Pierrette?"Léa a étendu mes habits sur le lit. Je prends la chemise blanche. C'est la première fois que je mets les habits du dimanche en semaine. Je boutonne en commençant par le bas comme Pierrette m'a appris. Cela me fait drôle. J'enfile mon pantalon court, dimanche dernier, je l'ai sali en voulant porter le gros arrosoir du cimetière. Grand-mère l'a lavé dès que nous sommes revenus de la promenade. Nous avions porté un gros bouquet de marguerites comme chaque dimanche à la maison de grand-père et de tonton Claude. Je ne les connais pas. Chaque fois que nous y allons, ils sont absents. Grand-père, il est parti avant que je naisse. C'est Dinu qui me l'a dit. Tonton Claude, il est parti quand Pierrette est revenue habiter chez grand-mère. 

Je ne sais pas pourquoi ils ont dû partir. 
Au cimetière, on se promène dans toutes les allées. Grand-mère, elle, elle connaît tout le monde. Elle parle souvent avec des grandes personnes et puis elles pleurent ensemble. J'ai demandé à Pierrette si tous ceux qui partent viennent ici, elle m'a répondu "seulement ceux de Rocheville. J'ai réfléchi en regardant ce drôle de village avant de poursuivre : "ils sont mieux ici?.
"Qui" s'est exclamée Pierrette en passant une grosse éponge sur la grande pierre de la maison de grand-père et de Claude.
 "Ceux qui partent, ils sont mieux ici qu'à leur maison de Rocheville?" 
Pierrette a regardé grand-mère et c'est là que grand-mère m'a demandé d'aller chercher le gros arrosoir à l'entrée du cimetière. 
J'y suis allé en courant. Au retour j'avais des difficultés à le porter, l'eau giclait sur mes pieds. "Quand je partirai, je viendrai moi-aussi, ici?" Ai-je demandé en arrivant près de Pierrette. Elle a été surprise et en se retournant m'a montré la tâche faite par la rouille sur mon pantalon. 
Grand-mère a rétorqué que ce n'était pas grave et m'a tendu les fleurs fanées pour aller les jeter  Je n'ai plus qu'à mettre chaussures et sandales.  
-"n'oublie pas de passer ton pull." 
Je relève la tête. Pierrette m'observe. On dirait qu'elle n'ose pas s'approcher. C'est toujours elle, la première à m'embrasser le matin. Depuis qu'elle est revenue à la maison de sa mère, on est souvent ensemble. Pierrette, aussi m'apprend plein de choses. Le soir avant d'aller se coucher on va dans sa chambre et on regarde longuement une statue accrochée au mur. Elle ressemble à la grande que l'on voie le dimanche à l'église.Pierrette m'apprend son histoire. La première fois, elle m'a demandé de faire comme elle. Je me suis agenouillé et j'ai rapproché mes deux mains , l'une de l'autre. C'était difficile.
Pierrette commence en disant "Notre père qui êtes aux cieux". 
Je répéte. Mon regard hésitant entre ses yeux et le regard de" la statue, la surprend. 
Je profitais de sa pause pour lui demander qui était "ce notre père". 
Pierrette n'aime pas trop mes questions. Surtout quand elle raconte une histoire. Alors pour reprendre plus vite, elle m'explique que c'est le-monsieur-qui-a-construit-tout-ce-qu'on-voie- et fixant la statue, murmure "que votre nom soit sanctifié...". Bien sûr, moi, je ne dis plus rien, je regarde mes deux mains et devinant qu'elle attend que je parle, j'ose "c'est ce monsieur qui est sur l'arbre". Pierrette s'arrête à nouveau. Je vois bien que l'histoire est compliquée mais je ne comprends pas pourquoi elle ne m'aide pas. Pour lui montrer ma bonne volonté, je lui propose de recommencer. Tout seul d'abord. Son sourire m'encourage. Je joins bien mes deux mains et je commence : "notre père qui êtes sur l'arbre". -"Non " s'écrie-t-elle. Et puis devant mon étonnement, elle se ravise et les mains jointes, poursuit " que votre régne arrive..." Moi c'est surtout le début que j'aime bien. Même si Pierrette se trompe en disant que notre père est aux cieux alors qu'on le voit bien dans l'arbre.
 
L'autre jour, elle a précisé que l'on parlait bien du même et que c'était cela l'important. Maintenant Pierrette veut qu'on l'a raconté tous les soirs. Comme je lui demandais le nom de l'histoire, elle a souligné que c'était une prière et non une histoire. C'est pour cela que l'on se met à genoux. Je suis bien content de savoir que c'est une prière. Je lui ai avoué que je préférais les histoires que me raconte tonton Dinu avant de me coucher. Elle a souri. La nonna écoutait en déservant la table. Pierrette a ajouté "la prière est plus importante que les histoire". Elle devançait même mes question. "C'est ainsi que l'on remercie-notre père- pour le bien qu'il nous procure, pour la protection de nous tous, de ton grand-père et de Claude qui sont partis".
 
Je me taisais. Mes pourquoi fondaient sous l'assurance rayonnante de Pierrette.
 Elle se dirigea vers sa chambre. Je la suivis. Sans un mot. Pour ma première vraie prière. Je devais m'appliquer pour que notre père nous protège. J'ai compris. 
Comme j'avais compris la dernière leçon de grand mère, hier matin : descendre du trottoir pour laisser-passer les personnes âgées. La première fois , j'ai eu un peu peur des voitures. Grand-mère me tenait par la main, on est descendu tous les deux. La mémé était très âgée, elle marchait avec une canne. Elle a souri pour nous remercier. 
"I fatti contano pieu delle parole, saï!"
J'ai regardé grand mère en fronçant les sourcils. Elle l'a remarqué et m'a entraîné sur le trottoir. Sa remontrance à Dinu qui me racontait comment "cè Pietro était venu du Pièmont, bourdonnait à mes oreilles. J'avançais silencieux comme pour mieux repérer ce taon. "Ni Cé, ni Nonno" cadençaient nos pas. Nous marchions côte à côte de nouveau. J'essayais de passer juste devant elle pour placer un pourquoi mais sa main me maintenait fermement à son côté. 
Moi, j'ai besoin de voir les yeux pour lancer mes pourquoi et grand mère le sait. J'avais envie de crier : "ni Cè, ni Nono". Grand mère regardait droit devant elle et imposait maintenant un bon pas. 
-"Fermati, il moi laccio, il moi laccio". 
-"je t'ai mis les sandales, birbone" répliqua grand-mère, s'arrêtant en riant. 
Moi aussi je riais.
J'aime bien la voir rire. Grand-mère, elle rit du regard par ce qu'elle n'a plus de dents. Parfois je ris comme elle, en serrant les lèvres. Elle, elle s'écrie "mi prendre ni Giro" et fait mine de me mordre avec ses gencives. Je ferme la main dès qu'elle la saisit. Les gencives de grand-mère sont de vraies pinces. J'ai repris sa main. Une mémé était en vue, le jeu de la -barrière qui-avance- recommençait. Je ne l'ai pas dit à grand-mère. Elle joue quand même. Nous sommes la barrière qui avance comme le rouleau compresseur et aplatit toutes les petites pierres sur sa route. Là , la pierre était très grosse, à la regarder sourire, je me sentais tout caillou. J'imaginais ces chocs d'autos tamponnantes que l'on voie à Noël sur le port de Cannes. Grand-mère avançait d'un bon pas, souriante. On allait se percuter. Je lâchais sa main, sautais sur la chaussée, grand-mère poussa un cri, l'autre mémé s'arrêta, troublée, grand-mère commença par me gronder, tandis que l'autre mémé prenait ma défense : "c'est la faute de l'équipement, Madeleine, il est trop étroit ce trottoir".
Je restais silencieux portant mon regard vers la voiture au loin. Mes joues trahissaient un peu ma satisfaction. La grosse mémé de plus en plus en coléreux voulait entraîner grand-mère à la mairie. Madeleine semblait embarrassée. Moi, je préfére les trottoirs étroits.La grosse dame ne faisait déjà plus attention à moi. Elle tempêtait "o giacchè, o giacchè " murmura grand-mère.

 
C'est toujours pareil après le premier bonjour, je dois toujours attendre en silence la fin de la conversation des adultes. J'ai bien pris l'habitude de tirer le tablier de grand-mère mais cela ne suffit pas. Alors je m'éloigne en sautillant, répétant ce que réplique Dinu quand il s'impatiente : "Nduma'n vié là? Nduma". 
Je n'ai pas eu le temps d'aller bien loin car grand-mère m'a vite rattrapé. Cette fois, elle avait même l'air contente. Moi aussi j'étais content car il y avait d'autres grands-mères à sauver. J'ai passé mon pull et Pierrette ne m'a toujours pas embrassé. Léa se tient près d'elle. Elle-aussi est endimanchée. Je m'approche de Pierrette. Elle se baisse vers moi, arrange mon col de chemise. Je l'embrasse sur la joue. Cela ne me plait pas, d'habitude elle me prend dans ses bras.
 "allons-y" dit-elle. "Je vous rejoins " s'écrie Léa et Pierrette lui répond "merci, pour tout".
 Je ne lâche pas sa main. Moi, je ne connais pas nos cousins d'Italie. 
"On va à l'église Pierrette?". Je ne sais pas pourquoi j'ai dit cela. 
Pierrette s'arrête, me regarde, me hisse dans ses bras. Ses yeux sont un peu rouges. Elle ne me dit rien et se met à m'embrasser. Enfin!  Moi aussi, je l'embrasse. Je voudrais lui dire à l'oreille que je serai bien allé à l'école mais son foulard fait obstacle. Elle me repose. Au travers de la grille du portail, je vois des voitures garées près de la maison. 
"Nous avons beaucoup de cousins?". 
Pierrette ne me répond pas.
Il y a même une voiture toute fleurie. Dans la cour, des hommes avec des casquettes discutent avec le facteur. 
Moi, j'embrasse toujours les gens qui viennent voir grand-mère. "Cilou Bilou, Cilou Bilou", d'abord le facteur, c'est lui qui me surnomme ainsi en passant sa main dans mes cheveux frisés. Cela ne me plait pas beaucoup, alors je crie "Cilou Bilou " avant lui. Pas de courrier aujourd'hui disent ses mains vides en se penchant vers moi. Je l'embrasse mais il ne veut pas jouer. 
Je m'approche du premier monsieur à casquette, c'est la première fois que ce cousin vient chez grand-mère. Il tourne la tête vers les autres cousins et fait mine de ne pas me voir. Je sais bien qu'il m'a vu saluer "Cilou Bilou". Je tire d'une main sur sa veste pour lui faire comprendre mais Pierrette me saisit dans ses bras et m'empêche d'insister. Les autres cousins sourient. Je tente de me dégager mais les bras de Pierrette m'emprisonnent. Je crie que je n'ai pas embrassé les cousins. Pierrette rougit. 
Le cousin réticent change alors d'avis et vient m'embrasser, je tends les bras vers les autres. Pierrette immobile, rougit de plus en plus. Un deuxième cousin m'embrasse sur le front. Ils ont enfin compris . "Jami, nos cousins attendent" murmure Pierrette. ""Ceux sont de faux cousins, alors?"

Pierrette reste muette et toujours aussi rouge. 
Les hommes à la casquette décident de ramasser les fleurs contre le mur de la terrasse. Grand mère n'a jamais planté de fleurs à cet endroit! Ceux sont de grands bouquets. Pierrette les laisse faire. 
"Ils prennent les fleurs de nos vrais cousins" je gigote pour que Pierrette me pose à terre sans perdre de vue les voleurs à casquette. 

"Jami, je te présente le frère de Dinu, Giacù!" 
Je me retourne. Mes yeux fixent les Baffi du visage qui m'observe, les mêmes que Dinu. Pierrette me dirige vers le nouveau zio. "Chiel l'è gia fiol". Les paroles du zio agitent ses moustaches comme un signe de bienvenue. Mes mains s'empressent de les tresser. Giacù se laisse faire. C'est bien le frère de Dinu. "Tu as entendu l'Amerigo, hier soir"? Les sourcils du zio réfléchissent. "Mi mn'avis pi n'en". "Dinu, il entend les sirénes de l'Amerigo tous les soirs, tu sais, lui, il a vu l'Amerigo". "A Genova" ajoute Giacù. Je souris, Dinu et Giacù vont pouvoir me raconter l'histoire de l'Amerigo Vespucci. Je lève la tête. Il y a d'autres cousins dans l'escalier qui monte à la chambre de Dinu, il y a même des voisins. Giacù se rapproche d'un homme tout frisé. "lui c'est Beppe, mon fils". Les bras de Beppe me soulèvent. Il n'a ni les Baffi ni le chapeau noir et le gilet comme zio Giacù. "Nt' vede smii che si piemunteis". Il ignore que grand-mère veut que l'on me parle en français. Il m'embrasse. Ses joues sont bien rasées. Et me passe à un autre cousin. Mes yeux cherchent Pierrette qui parle toujours à Giacù. Je suis hissé de bras en bras si vite que j'en oublie les prénoms des cousins.

Me voilà dans les bras du "vrai français" qui est là lui-aussi. C'est Dinu qui l'appelle ainsi quand il va tailler les arbres, il prévient sa sœur " je vais chercher le "vrai français". Grand mère hausse les épaules, elle-aussi, elle est française, elle est née à la Londe les Maures. Quand Dinu veut la faire enrager, il l'appelle "la française par accident". J'ai demandé à Dinu si moi aussi j'étais "français par accident" et grand mère à crié "Basta". 
Dinu lui, est né à Boves, c'est le plus jeune des Giordanengo et grand mère m'a dit qu'elle s'était autant occupée de lui que de moi. L'autre jour Dinu m'a raconté que sa sœur le gardait en s'occupant des vaches et qu'il était venu en France par la fenêtre vers l'âge de dix ans et il s'est mis à rire. J'ai demandé à grand mère si c'était vrai, elle a regardé Dinu en disant "ô giacchè" et a ajouté que ce n'était pas une vraie fenêtre mais une route de montagne. 

Dinu n'écoutait plus, il avait pris ses outils et appelait "le vrai français". Mémé Chaillou était à la fenêtre de sa chambre et secouait un drap. Elle a averti son mari que Dinu le cherchait. Pépé Chaillou, il est tout maigre et il parle peu, même à mémé Chaillou. C'est par ce qu'il est taciturne. C'est Dinu qui me l'a dit. Pépé Chaillou, il aime bien parler à mon oncle. L'autre jour, pendant qu'ils attachaient les pieds de tomate avec du raphia, pépé Chaillou lui racontait un voyage qu'il avait fait en Belgique. J'ai entendu : il était question de moutarde et puis pépé Chaillou s'est redressé et a parlé d'ampoules en montrant ses bras. C'est à ce moment que me voyant il a arrêté son histoire, Dinu qui me tournait le dos a repris : « comme sur le Montello » et puis il s’est retourné devinant la raison du silence de pépé Chaillou.

C’est la première fois que pépé Chaillou me tient dans ses bras. A lui, je n’ose pas toucher les moustaches, ni lui soumettre mes « pourquoi ». Je le regarde en silence. Je regarde ses joues creuses que seule la chique arrondit quand il mastique. Nos yeux s’évitent. Je ne sais pas pourquoi pépé Chaillou ne sait pas jouer au « pourquoi », il ne sait pas trouver les « par ce que » comme Dinu. Pépé Chaillou, je le devine, ne peut plus rire. C’est pour cela que j’évite de croiser son regard. Il ne faut pas qu’il le sache. Mais je crois qu’il le sait. 
Quand nos yeux se rencontrent, il sourit comme une petite étoile qui scintille loin, loin, dans le ciel. Je voudrai descendre de ses bras. Je suis trop près. Il me serre fort comme s’il voulait me retenir. Je vois Pierrette qui essaie de se faufiler dans l’escalier entre les cousins. Je voudrais descendre, je n’ose pas lui dire, alors j’appelle « Dinu, Dinu, Dinu ». 
Les bras de pépé Chaillou se contractent et il me pose finalement sur la dernière marche de l’escalier. Ce n’est pas Dinu qui apparait à la porte mais mémé Chaillou. 
Elle est toute en noir comme le dimanche. Mémé Chaillou, elle, elle est aussi large que la porte d’entrée. Je ne peux pas passer. Je vois des chaises dans le couloirs et des femmes en noir que je ne connais pas. Mémé Chaillou me regarde. Je lui souris. La semaine dernière , elle m’a gardé et comme d’habitude à 4 Heures, elle a voulu que je mange une tartine de pain avec de l’huile et de l’ail. Moi je préfére le pain beurre et chocolat que me prépare grand-mère. Quand je l’ai vue frotter la gousse d’ail sur la croute du pain, je me suis enfui dans le jardin avec le gouter au chocolat de grand-mère. 
Mémé Chaillou, elle ne peut pas me courir après mais pour sortir de sa cuisine ce n’est jamais facile. D’habitude, elle m’assoie sur une chaise qu’elle rapproche au plus près de laa table. Elle m’attache une serviette autour du cou comme chez le coiffeur et sans un mot, elle sortle torchon qu’enveloppe une boule de pain, puis comme un gros canard elle va chercher le couteau, l’ail et l’huile d’olive. C’est toujours à ce moment que j’essaie de m’échapper. Mémé Chaillou le sait bien. Si j’ai eu le temps de glisser de la chaise pour passer sous la table, je me retrouve le plus souvent à quatre pattes à ses pieds. Mémé Chaillou ne crie jamais. Elle tend le doigt. Cette fois , je suis passé. Je criais victoire en brandissant mon goûter et en courant dans les allées. 
Mémé Chaillou m’observait de la fenêtre de la cuisine. Je me suis rapproché pour m’assoir sur le muret face à la fenêtre. Nous nous sommes regardés. Je grignotais mon « quatre heures » à petites bouchées. Pour faire durer; elle a quitté son poste Je me suis levé prèt à m’enfuir illico. Mais elle ne jouait plus. Je lui souris et me hisse sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Sa main glisse dans mes cheveux.. Depuis l’autre jour on a fait la paix. C’est par ce que j’ai magé sa tartine. J’avais oubliè que je dormais chez elle le soir. Et quand le pépé Chaillou m’a appelé pour le souper, j’ai trouvé la moitié de la tartine dans mon assiette.

 Mémé Chaillou me serre contre elle sans un mot. La semaine passée, grand-mère et Pierrette m’ont laissé chez nos voisins, j’ai dormi dans le grand lit entre pépé et mémé Chaillou. J’avais un peu peur. Pépé Chaillou me tournait le dos. Je ne savais pas comment me mettre. Mémé Chaillou était presque assise, appuyée sur de gros coussins. Elle avait dénoué son chignon et s’était faite une longue natte. J’essayais de fermer les yeux et je les rouvrais aussitôt. Une image me guettait. Je les fermais de nouveau. Une forme presqu’arrondie apparaissait. Je clignais fortement les paupières, surpris de voir ainsi plus nettement, il y avait maintenant une couleur un peu jaune qui semblait recouvrir la forme. Il fallait que je sache. C’était comme le ciel , la nuit. Je grimaçais mes yeux n’étaient plus que deux fentes. Ce n’était pas le ciel. C’était : un oeuf. J’étais dans un poulailler. Il y avait l’oeuf et la paille jaune.. Je sentis bouger la forme. Mes yeux se rouvrirent, l’oeuf avait disparu et je vis mémé Chaillou qui se penchait sur moi. Je m’écartais pour me protéger. Sa bouche allait dire quelque chose quand pépé Chaillou s’est mis à ronfler. Ma crainte inexpliquée se couvrit d’un petit rire. Je montrais à mémé Chaillou, le bonnet de nuit qui bougeait. La main de mémé Chaillou se posa sur ma joue m’attirant contre elle , « il est temps que tu dormes » ajouta-t-elle.


Ma tête glisse sur le côté. 
Je vois des mains qui jouent avec un collier. ?  Il y en a au moins six qui jouent au même jeu, l’accompagnant d’une récitation incompréhensible comme à l’école quand la table de multiplication arrive à sept et qu’on oublie les réponses. D’ailleurs la récitation s’arrête. Les deux pouces qui caressaient la perle en bois, la font glisser. 
Je regarde mémé Chaillou. On dirait qu’elle va pleurer. Je n’avais pas remarqué qu’elle avait le même collier. Voilà la récitation qui recommence. J’essaye de me faufiler pour mieux voir. J’entends la voix de grand-mère qui se mèle à la récitation. La voix de grand-mère qui pleure et appelle Dinu. Mémé Chaillou m’appuie la tête contre sa robe noire mais j’entends toujours la voix de grand-mère. Je me mets à quatre pattes pour m’esquiver mais deux mains me soulèvent. Pierrette m’a rattrapé. Mes yeux cherchent à voir ce qui se passe dans la chambre de Dinu. Pierrette n’avance pas assez vite. Et toujours les pleurs de grand-mère. Je n’entends pas ce que Pierrette me murmure. Moi-aussi je cris « Dinu, Dinu » Pierrette essaie de m’embrasser mais je tends trop la tête pour voir ce qui se passe dans la chambre de Dinu.
 Une mémé tient grand-mère dans ses bras, la chambre de Dinu est toute sombre, les volets ne sont pas ouverts comme d’habitude. Sur son lit il y a une grande caisse en bois et de grandes bougies dont les méches allumées luttent contre le petit vent qui franchit la fenêtre entrouverte. Pierrette n’avance plus. Je me retourne vers elle. Ses yeux sont plein de larmes : « Dinu s’est endormi, on va l’embrasser ». Elle s’approche. 
Dinu a le visage tout gris comme ses moustaches. Il dort tout habillé, il a oublié sa montre. Derrière nous la récitation continue et les personnes qui sont assises dans la chambre la reprennent aussi. Je ne vois que cette caisse et Dinu qui dort. Je ne l’avais jamais vu dormir dans une caisse. Le bruit de la récitation ne le réveille pas. Pierrette s’est rapprochée et commence à me pencher au dessus de la caisse. « Dinu, Dinu », il ne répond toujours pas. Je tends la main pour tirer sa moustache comme je le fais parfois quand il fait la sieste dans la chaise longue. Pierrette a bougé et ma main touche la joue de Dinu, mes yeux s’écarquillent, ma main veut sortir de la boîte et Pierrette me penche toujours plus, tout mon corps se raidit, la voix de Pierrette répète : « embrasse ton grand oncle » , mes pieds cherchent la fuite, « il dort, n’aie pas peur », mes mains battent l’air au dessus de la caisse, au dessus de la tête, au dessus de la joue si froide de Dinu, mes yeux s’écarquillent, je ne peux pas crier, Pierrette va me mettre dans la caisse avec la statue froide de Dinu. « Non! », elle s’arrête, j’ai les yeux fermés « allons, n’aie pas peur, n’aie pas peur, Dinu est endormi ». Je secoue la tête de droite à gauche sans ouvrir les yeux. « Je vais te montrer » dit Pierrette, je sens Pierrette se baisser « regarde jami, regarde ». J’ai froid, j’ai le froid qui remonte le long de ma main, j’ai le visage froid de Dinu qui remonte le long de mon bras, je tourne la tête vers Pierrette qui me penche au dessus de la caisse, les méches des grandes bougies se penchent aussi, je ne veux pas je ne veux pas , je me débats, mes pieds touchent le sol, je me dégage des bras qui me tiennent, je bouscule grand-mère, mémé Chaillou, je me faufile dans le couloir vers l’escalier loin de la caisse, loin de la récitation, je ne veux pas que l’on me voit, je cours dans l’allée jusqu’au fond du jardin, au fin fond sous le noisetier. 

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 Quand j’ai du chagrin, je vais sur le balcon, je m’assoie sur le carrelage. Dès fois je parle à haute voix quand je sais que personne ne m’entend. Tonton Dinu dit qu’il ne faut pas garder la tristesse au fond de soi. Je ne suis pas retourné à l’école depuis trois jours. J’ai déjà manqué l’école quand j’ai été malade, à mon retour, Tatie Carli m’avait demandé d’expliquer à la classe ce que j’avais eu. Dès que j’ai annoncé que j’étais tout rouge, les enfants ont crié « c’est la rougeole, la rougeole ». 
Moi, je n’ai pas aimé d’être interrompu et je me suis mis à parler très fort. J’ai dit que j’avais mal de partout, que j’avais « une fièvre de cheval, que le docteur voulait que j’aille à l’hôpital, que...
 Tatie Carli a tapé sur le bureau avec sa régle par ce qu’on faisait trop de bruits. Elle a voulu que j’explique ce qu’était « une fièvre de cheval ». Je suis devenu tout rouge par ce que j’avais inventé. 
« Alors » a-t-elle insisté? J’ai répondu que c’était tonton Dinu qui l’avait dit et elle a souri.Tatie Carli connait bien tonton Dinu. Elle l’a accompagné à sa nouvelle maison.
 Dans ma classe personne ne le connait car c’est grand-mère qui m’accompagne à l’école. Alors comment vais-je expliquer ce qui c’est passé? 
Je ne sais même pas pourquoi Dinu est parti. Mes pourquois s’empilent sans réponse dans leur sac. Je suis monté sur le balcon au départ des cousins. Maddalena pleurait, elle tenait dans sa main la montre de Dinu. Elle a voulu la donner à zio Giacù. Il a refusé en serrant sa soeur contre lui. Maddalena n’a pas vu qu’il a la même à son gilet. Pierrette m’a appris que la petite poche où elle est placée s’appelle le gousset. J’ai pris la main de Maddalena. Quand elle pleure, je lui prends la main, elle me regarde et m’attire contre elle en disant « Seï un’Tosello ». La nonna a souvent de la peine. « Giacù ha la stessa » ai-je ajouté. Elle a semblé surprise, a passé sa main dans mes cheveux puis s’est dirigée vers la cave. Je sais qu’elle se c’y cache pour pleurer. Elle ne veut pas que je la suive mais je sais aussi pourquoi. 

Depuis je suis à mon poste. C’est Dinu qui a trouvé le mot. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi le balcon. J’aurai pu aller dans le jardin, grimper sur le pommier, j’aime bien grimper aux arbres. Ou aller me cacher sous le noisetier. C’est bien d’avoir un endroit pour faire sortir sa tristesse. C’est si difficile de la faire sortir. Même à voix basse. Je me raconte ce qui s’est passé. ?
Il y a des mots qui me font aussi peur que le tonnerre. A ces moments, je reste à regarder le ciel. C’est peut être pour cela que mon poste est sur le balcon. Je m’allonge sur le dos et je regarde le ciel au dessus de ma tête. Il est partout, ce n’est pas comme la mer, on ne la voit jamais seule, il y a toujours la plage ou la côté. C’est ce que j’ai dit à Maria toute à l’heure quand on se promenait sur la jetée du port de Cannes. Maria m’a dit qu’elle avait vu la mer comme je vois le ciel. D’un bateau. Je n’ai pas compris. Les bateaux sont amarrés au port, ils vont aux iles de Lérins ou longent la côte pour pêcher. Maria a précisé que les grands bateaux, eux , vont très loin où l’on ne voit que le ciel et la mer. 
 « L’Amerigo, aussi, il va très loin »lui ai- je avoué. 
“Oui » a-t-elle-dit en m’asseyant sur le siège du vélo et elle s’est mise à pédaler. Maintenant je regarde le ciel, il est partout. Marraine est retournée à Cannes. On n’a pas dit à la nonna que nous étions à la plage. Pierrette n’est pas encore revenue de son travail. Je n’ai pas envie d’aller jouer avec Alain ni même de faire un tour de moto avec son père. 
Je regarde le ciel et les étoiles. Quand je le fixe très fort,  j’ai l’impression qu’il se rapproche et je me dis que je suis tout petit, petit comme ces petites étoiles que je vois.
Elles ont de la chance ces étoiles d’être dans le ciel, même si petites. 
La nonna raconte que tonton Dinu est au ciel maintenant. 
Je ne comprends pas pourquoi elle dit aussi qu’il est avec Cè Pietro et Claude à leur maison du cimetiere. 
Je ne comprend pourquoi elle dit qu’on va les voir alors qu’on ne les voit jamais. D’ailleurs dans ce village tous ceux qui y habitent sont toujours absents et cela rend triste tous ceux qui viennent les voir. Je n’aime pas ce village des pierres et des pots de fleurs.
 Moi je préfère regarder le ciel, surtout quand il est bleu et que les nuages arrivent comme l’écume des vagues. Les nuages n’ont jamais la même forme. Par moments ils sont tous regroupés, le moment suivant ils se séparent. 
« C’est le vent qui sculpte les nuages » aime à dire Dinu. 
Dinu, il aimait me rejoindre sur le balcon pour regarder les nuages. Une fois on a même vu « babo Natale » avec sa barbe blanche. Si j’observe bien peut être que j’apercevrai les baffi de Dinu. 
J’entends Pierrette ouvrir le portail. Elle n’aime pas trop me voir sur le balcon. 
Je l’ai entendue dire à la nonna « Il fait encore sa provision de pourquoi ». 
Je ne comprends pas pourquoi, elle craint tant mes pourquoi. 

Dinu, lui , il en riait. Dinu, il doit être content maintenant dans le ciel quand vient la nuit. Il doit voir « l’Amerigo Vespucci » voguer vers les Amériques. 


samedi 23 avril 2016

23 avril 2016 Un goût de myrtilles








Me suis réveillais avec un besoin de myrtilles, de ces tartines avec du bon pain que j'avalais dans une pension à Allos, emmené par ma tante dans ces vacances d'été où ma génitrice allait filer "parfait amour avec "son homme". Ma tante-elle ne me quittait jamais à tel point que la certitude s'était incrustée qu'elle fut "ma mère".
Pierrette était veuve de Claude et j'en avais déduit que mort était mon père. J'en étais fier.
En silence. Quand nous passions devant le monument aux morts où son nom était inscrit. Gendarme, tombé En mission au Maroc en 1955. Pierrette faisait une halte, brève et muette, je lisais les noms et revoyais cette photo d'un homme jeune aux cheveux bouclés comme : moi.
Un enfant a besoin de "croire" ou du moins d'une parole énonçant du sens. Devant ce monument aux morts sans rien dire je pris pour nom "Mahé", imaginant que dans ce "monde de femmes", ma grand-mère et ses deux filles, j'étais tellement aimé que les deux sœurs ayant épousé les deux frères, j'avais été basculé sur le couple existant : sécréte ment.
Pour m'épargner du deuil du père.
Elles avaient leur secret, je gardais le mien et serrais plus fort la main de ma mère quand les larmes affluaient à ses yeux et nous décollaient de la statue.
Quelques années plus tard, Pierrette se fiança et l'homme vint dans la maisonnée. Il comprit très vite qu'entre la mère et les filles régnaient rancunes, amertumes et enjeux. J'entrais dans ma treizième année quand je surpris une discussion entre ma grand-mère et lui autour d'un verre de rhum. Entendant  "le bâtard de marie-jeanne" , j'empoignais le balai en paille qui trônait devant la porte de la cave et dès qu'il sortit je le frappai au visage l'empêchant de gravir les trois marches tandis que la nonna gridava "mascalzone ".
Ce n'était jamais bon quand elle injuriait en italien.
Le soir j'eus droit au procès de "famille". Pierrette prit la parole. En ce temps, un enfant ne parlait pas à table sans être sollicité.
Elle me regarda et dit "pourquoi as tu frappé "Henri", c'est ainsi que le gonze se prénommait.
Je la fixais et éructais "il a dit "le bâtard de marie-jeanne". Ma colère rencontra un silence glacial. Les adultes se regardaient surpris et sans voix-e. Pierrette reprit la parole me demandant de m'excuser pour mon geste. Henri ne fanfaronnait plus, Ma grand mère regardait Marie-Jeanne d'un regard noir. Marcel fixait le ragoût dans son assiette, il n'était jamais très à l'aise quand l'électricité zébrait l'atmosphère. Je soutenais le regard de Pierrette ne comprenant plus pourquoi "ma mère" pouvait me blâmer devant une expression dont je ne saisissais pas tous les sens mais qui était une injure.
Je répondis tout de go "pourquoi a-t-il-dit "le bâtard de Marie-Jeanne"? Le silence devenait insupportable. Grand-mère trancha d'un "sors de table, va dans ta chambre". Je répétais en la regardant : "pourquoi a-t-il dit" , Pierrette se leva, exigeant que je la suive. Marie-Jeanne se taisait, Marcel se taisait, Henri se taisait. Je me levais. J'étais en taire ennemi. Je répétais "il a dit le..." Pierrette me tira par le poignet dans la chambre. Elle me demanda de m'asseoir sur la chaise du bureau. "Je te demande de t'excuser, Jami et tout rentrera dans l'ordre" ajouta-t-elle. Je la fixais et rétorquais "pourquoi a-t-il injurié Marie-Jeanne"?. Une grimace se forma à son visage, j'insistais "je m'excuserai quand vous me direz pourquoi il a dit -le bâtard de Marie-Jeanne". Elle vacilla. "Je vais aller habiter ailleurs" énonça-t-elle. Je ne comprenais pas. "Henri et moi, allons habiter ailleurs", la phrase me choqua comme un uppercut. Je la regardais, ma bouche émit " et moi?". "Toi, tu restes ici avec Madeleine, Marie-Jeanne et Marcel". La sanction résonnait en moi comme un chaos définitif. Elle ouvrit la porte pour annoncer sa décision à la tablée. Je restais cloué sur la chaise. Il n'était plus question ni d'explication ni d'excuses. La haine prit possession de moi, elle pellicula tout mon être. Ma tante fit ce qu'elle dit et alla vivre un kilométré plus loin. Ses problèmes dermatologiques furent diagnostiqués "cancer de la peau". Ma grand-mère alla la voir tous les jours et tous les jours elle vint me demander de l'accompagner. Je répétais comme une litanie : "pourquoi a-t-il dit "le bâtard de Marie-Jeanne". Sa réponse restait des larmes. Je refusais de l'accompagner. Quand elle devint une plaie ouverte nourrit de morphine, Madeleine me supplia de la suivre à son chevet, ma réponse fut "dimmi  perchè". Elle garda le silence, tous gardérent le silence. Quand son corps descendit dans le caveau Maddalena me murmura "un' giorno sapraï".
Le jour vint par hasard 10 ans plus tard. Ma tante n'était pas ma mère, Marcel n'était pas mon père.Henri était décédé,  Maddalena était morte avec ses secrets. "Le bâtard de Marie-Jeanne" n'était que moi.
Mon vrai nom ou du moins celui qui me sied le mieux fut prononcé dans les couloirs de la souffrance par ma philosophe préférée, 30 ans plus tard.
Tarnagas. etymologie-occitane.fr/?s=Tarnagas
Jean rit encore.
Le gôut de la myrtille ne m'a jamais abandonné.
Quand au plaisir on a goutté, il est vain d'y renoncer.
Je garde en mon esprit ce temps des guerres picrocholines où je me suis invité sans y être désiré. À ma manière, ai su y être cruel et naÏf autant que nigaud dans ce nid de faux-semblant.
La page est tournée.
 Médée ne m'aida point mais m'aima à sa manière.
Que j'eusse aimé être moins aimé.
Mon nom ne sera jamais "la chose nommée".
Prénommer ses enfants reste pour moi "un veux" pieux et un gôut de myrtille retrouvé.

mardi 5 janvier 2016

23 décembre 2015




Je m'étais couché tôt vers 23 h 30 et quatre heures plus tard je fus tiré du sommeil par la voix de "grand-père" qui me murmurait "é strano di esser ucciso daï suoï". Je ne rêvais que de dormir et je sentais l'hypertension me rappelait sa musique dans mes veines. La contrariété d'être réveillé m'incita à écrire la phrase sur un carnet. Je luttais pour me rendormir pensant à la journée qui m'attendait, trouver des cadeaux, faire des courses, l'après midi à la clinique, l'hypertension taraudait maintenant mes pensées songeant à ce grand-père que je n'avais jamais connu et dont je ne savais que les causes de son décès.