Quand Jade émet le souhait de passer du temps avec moi, je suis soudain traversé d'une émotion mélée à un ravissement. Cet enfant m'offre toujours cette surprise d'être aimé. D'être aimé pour ce que je suis. Etre aimé de son enfant ne devrait pas sembler de l'ordre de l'extraordinaire, évidemment.
Pour moi, oui tant ma peau garde un hermétisme bien tressé à ce sentiment. Très tôt cette enfant l'a lézardé, j'allais dire dans ce temps de l'innocence, mais il n'y a aucune innocence dans nos perceptions de l'autre, il y a au contraire une perception à vif, non tamisé par le langage.
Ressentir ce plaisir d'être ensemble m'aide à penser.
Je l'observe grandir un peu à distance, je l'observe chercher sa voie, ses voies, son style.
Elle n'est pas si craintive que ses premiers pas suggéraient. Je me dis même que ses craintes étaient nos craintes de parents à voir leur bébé de quelques jours en observation dans un service de néo-nat.
Un virus inscrit ses traces dans nos esprits de parents impuissants.
J'ai une culture fataliste, la mère de cette enfant, une expérience encore plus profonde et cette volonté de ne pas s'y résoudre. On peut aimer une femme pour son aptitude à être mére. À juguler ses craintes dans un agir immédiat pour prendre soin, pour domestiquer une situation hors de portée, sans trop paniquer, sans trop défaillir dans une intelligence immédiate à comprendre les paramétres qui ne sont pas de son ressort et ceux qui seront aussi décisifs que des contrefeux.
A posteriori, dans ce recul de plus de douze années, je revois ces moments des premiers jours jusqu'à ce jour comme la lente victoire contre le "virus".
Non pas seulement de l'enfant mais des parents-mêmes.
Jade s'émancipe de nos appréhensions, de nos démêlées avec cette peur-ėclair de perdre un enfant.
Elle butine l'existence, prend des uns et des autres ce qu'elle trouve de meilleur. Elle a des amies de sa prime enfance et des êtres-références qui l'aident en toute ignorance à aguerrir son corps, son esprit dans la complexité que nous appelons la vie.
Il me plaît d'aller au restaurant avec elle, de discuter à "bâtons rompus" de tout et de rien, sitôt son préalable cocasse "je n'ai pas de sujets de conversation" levé.
Je ne m'ennuie jamais et la gravité des choses de la vie ont aussi là, cette légereté qui tient à les dire sans les auréoler d'a priori lénifiants.
Je ne suis pas adepte de la confidence avec un enfant. J'ai trop en mémoire les effets pernicieux quand l'adulte s'effondre. Car à ce moment-là il s'agit plus d'effondrement que d'un échange.
Dans cette prime adolescence, un enfant est profondément philosophe. Se questionne sur les choses cardinales de l'existence avec curiosité et une voracité qui mérite d'être affinée, stimulée, écoutée.
Jade m'aide à penser, à être père, c'est à dire à mettre en perspective ma façon d'être père, à trouver la bonne distance pour l'exercice de sa liberté.
Je suis un être primaire, primitif. Mon esprit reste empreint d'une pensée primesautière, mes doigts cherchent toujours la prise pour vérifier du courant, les effets.
Fus caporal aboyeur plus souvent que père, c'est dire. On peut être cool, révolté et caporal aboyeur, : assez idiot. L'ignorer serait naïf, je ne suis qu'ingénu.
Sommes allés voir soap-opera et film science fiction, une double dose pour nourrir nos inconscients. Jade me récitait son gimmick "cela donne à réfléchir", le poussant dans une théâtralité qui attestait de sa conscience du cliché. Le rire nous secouait, communicatif. J'aime la subtilité de son être déjà aguerri à l'ironie, à la distance, à l'observation des détours du langage.
"Skyfall" se laisse digérer, mais la musique et la voix transportent, les images impriment l'esprit d'improbables chorégraphies, Bond fait ses bonds comme un kangouro dans son éniéme course. Le visage de Craig n'effacera pas Sean, la théâtralité ne gagne pas de l'accroissement de la vitesse. "Même pas peur" confirme la main de Jade à la mienne.
"The looper" est plus étrange, la narration non linéaire, le bon aussi méchant, le tueur court après lui même.
Sa main me serre, le pop corn pour le sucré et la menace dans un champ de maïs, le cocasse isn'it.
Je lui avoue combien cette drôle d'allégorie me connecte à ma propre histoire. Je ne dis pas tout.
Ne se sont faufilées que d'anciennes rémanences : se trouver en face de son géniteur, le visage "che guevara" pour voir la gueule du coiffeur qui lèvera le masque et puis ce choc de la ressemblance et l'effroi in vivo de son devenir et la fuite pour issue.
En ce temps les livres de PH K Dick s'empilait sur ma table de chevet, "substance mort" toujours à portée de la main, cette étrange histoire de l'espion de soi-même dans une AmeriKKKe sans illusion. Toujours eu une grande affection pour cet auteur. Jamais autant en moi, des écrits ont déplacé ma pensée. Jamais autant le réel de ce monde m'est apparu palpable dans les télétransportations dickiennes. Jamais nos aliénations m'ont été autant familières.
Comment dire à un enfant combien la lecture a plus de magie qu'un écran plat, combien nos propres intelligences, nos propres perceptions s'approprient d'un récit et l'entraînent dans le tréfonds de nos quêtes, là où la dictature de l'image ne vous glissera pas.
J'avais donné à cet enfant un prénom secret qu'elle n'aimait pas. Le nom d'un lieu, au loin dans le passé, là où le livre narre le vain orgueil des hommes face au ciel. Un point où les hommes devenus cultivateurs bâtirent la ville. Un point en Mésopotamie. Avoir un nom de ville comme prénom, comme une invitation à décoller de soi-même, à se relier aux autres, à percevoir qu'il n'y a pas d'existence hors de la relation. Auréoler son enfant d'un marqueur trop signifiant peut être contre productif, Jade programma le titre d'Adèle.
Il était question de ciel et de chutes. Il ne me vint pas à l'idée de sourire. Jade baissa le son et ajouta "Papa, j'aimerai faire mes études aux Etats Unis". Elle dût discerner le mouvement d'une ride à mon visage et précisa "ou en Angleterre, tu sais, j'aime vraiment l'anglais"
-we will stand tall and face it all- égrenait la chanteuse d'outre atlantique. Le temps de la dispersion s'énonçait comme un désir. L'enfant avait bien grandi.
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