samedi 6 septembre 2014

nata il 23 maggio 1923




j'ai souvent regardé cette photo cherchant des réponses à l'immensité de ce silence où mon frêle "je" était immergé. Ces photos des années quarante ont ce charme du noir et blanc, cette construction d'ombres et de clartés offrant un relief " sculpturé".
Le temps de pause n'avait rien de l'immédiateté : on pausait et dans ce temps suspendu, le photographe construisait l'éclairage de ce qu'il saisissait, de ce qu'il valorisait. Visage-paysage.
Je suis happé par la tristesse, j'ai toujours été saisi par cette tristesse que je décelais dans ce visage où le regard concentrait mon attention. J'appelle tristesse ce que je saisis dans cette fixité guettant un ailleurs.
Il faut imaginer la longueur d'un temps de pause. Vous êtes assis dans une pièce, cerné des spots encombrant de l'époque, le photographe vous donne des indications pour réajuster ce qu'il voit et ce qu'il veut montrer. Vous jouez le jeu et ce que vous focalisez n'est plus alors le studio où vous êtes mais votre intériorité, ce que vous voyez de votre existence, ce que vous pensez de votre existence.
La jeune femme sur cette photo est l'aînée de deux enfants, de parents piémontais. Elle vit en France depuis sa naissance, elle a été scolarisée, ses parents, s'ils parlent entre eux leur dialecte, s'adressent à leurs filles en français. Depuis son plus jeune âge, elle connaît ce qu'est "travailler", non pas simplement le travail domestique mais ce salariat des "enfants" pour aller à l'aube cueillir "la fleur de jasmin" qui sera vendue aux usines de parfum de Grasse. Au jour de cette photo, elle est couturière  dans une maison de couture à Cannes.
Dans ce regard je lis ce que j'appelle une tristesse de "solitude". Je veux parler d'un état tout intérieur, très lié au vécu familial. Elle est l'aînée de six ans. Elle s'occupera de sa soeur et sera amenée à travailler alors que la cadette, portrait de la mère, fera des études. Les enfants de cette époque n'ont pas le droit à la parole, à exprimer désirs et sentiments. La famille est un univers clos, indépassable surtout pour des filles. Les enfants devinent les frictions parentales et se taisent, prises dans des rapports de force qui les dépassent. Les parents sont des émigrés économiques. Plus qu'économiques d'ailleurs puisque l'épouse non reconnue par sa belle famille a orienté leur vie vers cet exil. L'homme a obtempéré. Il a renoncé à son droit d'aînesse, aux terres sur les contreforts de Limone pour exister. Ils sont des "Roméo et Juliette" dont le fol amour vire à l'amour flou. Il faut survivre, c'est l'après première guerre mondiale, ils choisissent un territoire qu'ils ont connu dans leur enfance, tant les piémontais jeunes et moins jeunes venaient comme saisonniers proposer leur savoir-faire. Ils sont agriculteurs, il sera mineur dans les mines de bauxite, elle, Madeleine est d'ailleurs née à La Londe les Maures. La famille s'établira près de Cannes, les filles naîtront et le regard de l'homme cherchera toujours ses terres laissées par de là la ligne de crête des pré alpes qu'il devine.

Je lis une tristesse dite de "solitude" car ce visage ne me raconte pas cette époque de la fin des années trente et la guerre terrifiante. Il ne me raconte pas l'exil des "babi", des italiens "ennemis" en terre de France. Il ne me raconte pas la dureté de ses temps, l'occupation, les rafles, les bombardements, le marché noir. Je lis cette étrange sentiment à ne pas ressentir l'amour d'un parent, le regard d'un parent, l'assentiment d'un parent, la reconnaissance. Je lis un vide, une incompréhension de ce qu'aimer la vie peut signifier. Je lis cette inaptitude à ressentir autrui et symétrie, cet enfermement en soi, dans une citadelle de certitudes hâtives.
Nous ne connaissons jamais l'autre. Nous pouvons le voir vivre, s'exprimer, s'agiter devant soi. Nous pouvons être touché, flatté, atteint, meurtri par l'autre sans pour autant saisir ce noyau constitutif de langage, de mémoires de perçus qui l'incarne. Quelque soit le degrés de parenté. L'autre nous reste inatteignable, je dirais même incompréhensible. Qu'il soit un être aimé ou votre pire ennemi.
Je regarde mon pire ennemi. Sa jeunesse d'alors est séduisante, j'aime le front dégagé la ligne sourcils-nez, les pommettes, le sourire esquissé qui souligne la tristesse du regard. J'aime cette coiffure qui offre un entre deux adolescence-jeune femme et signe déjà en pointillés l'ébauche d'une séduction. Le diktat de l'image ne régit pas encore l'univers féminin. Je me dis que le photographe avait un savoir-faire émouvant, une réelle curiosité, une attention et un respect pour saisir sur son modèle l'expression d'une réelle profondeur par de là ce que je sais de cette personne,. Ce que cette photo, ces photos me racontent disent une grande fragilité, une sorte d'imploration qui me murmure : "regarde moi".


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